« Hélas, dans les facs de psycho, les étudiants sont
majoritairement formés sur une base quasi exclusive de références
psychanalytiques. Ils ne sont que très peu au fait des avancées
de la neuro-anatomie, de la neurobiologie, de la génétique
et de la pharmacologie, très peu ouverts aux thérapies autres
qu'analytiques…» |
Le difficile héritage de Sigmund Freud
Propos recueillis par Frédéric Fritscher, Marie-Laure Germon
et Alexis Lacroix
[24 octobre 2005]
LE FIGARO. –
Depuis sa publication, Le Livre noir de la psychanalyse déchaîne
une violente controverse. Pourquoi, aujourd'hui, cette mise en cause de
la psychanalyse ?
Simon-Daniel KIPMAN. – Cette attaque
contre la psychanalyse n'est pas nouvelle dans son contenu, mais elle
est surprenante en ce moment. Et, ce qui l'est davantage, c'est le support
médiatique dont elle use. Il faut se demander pourquoi des mises
en cause si peu originales génèrent un tel écho.
Je me suis demandé, face au Livre noir de la psychanalyse, s'il
ne s'agissait pas, avant toute chose, d'une opération marketing
du monde éditorial. Ce que je dois constater, en tout cas, c'est
qu'il est en train de devenir d'usage, un peu partout, de faire mousser
des événements de peu d'importance pour masquer les vrais
enjeux. La récente étude de l'Inserm sur les enfants agités
me renforce dans cette impression. L'industrie pharmaceutique est la meilleure
communicante au monde, loin devant les lessiviers ! Elle excelle à
monter une opération sur plusieurs années, au terme de laquelle
un block-buster est mis en vente. S'agissant de la psychiatrie, il y a
une offensive marketing de l'industrie pharmaceutique en faveur du traitement
médicamenteux des enfants. De là à succomber à
l'agitation qui entoure ce procès de la psychanalyse, c'est un
pas que je ne franchirai pas.
Christophe ANDRÉ. – Je vous rejoins sur ce point du
«pourquoi maintenant». La psychanalyse a toujours fait l'objet
d'attaques et de critiques, ce qui est légitime pour un grand courant
de pensée. Mais, si les remises en question contenues dans cet
ouvrage prennent une telle ampleur, ce n'est pas seulement du fait d'un
marketing habile. C'est aussi que nous vivons un changement d'époque
en matière de théories et de pratiques dans le monde de
la psychothérapie : depuis quelques années, des thérapies
alternatives ont émergé, comme la thérapie comportementale
et cognitive. Leur façon de soigner et d'expliquer la souffrance
psychique est très différente de celle de la psychanalyse.
Le grand public, c'est-à-dire les personnes qui vont en thérapie,
est demandeur d'un choix dans la manière de se soigner. D'où
le grand succès public de ce livre. C'est ça, la nouveauté
: ces débats sont connus des thérapeutes depuis longtemps,
mais ils ne l'étaient pas du grand public. Quant au ton agressif
des échanges, il n'est pas du seul fait des auteurs du Livre noir,
qui, je le reconnais, tapent dur. Les réponses de certains psychanalystes
ont été bien pires, en termes d'invective et de violence.
C'est dommage, car nous avons tous une dette envers Freud : j'ai personnellement
choisi de devenir psychiatre après avoir lu son Introduction à
la psychanalyse. J'aurais aimé que mes confrères psychanalystes
répondent aux critiques avec calme, et non sur un mode passionnel.
Et l'aptitude à la remise en cause fait
défaut, d'après vous, aux seuls psychanalystes ?
C. A. – Non, tous les torts ne sont
pas du côté de l'analyse. Mais le large débat suscité
par la publication du Livre noir ne va pas dans le sens d'une meilleure
compréhension du monde de la thérapie. Tout comportementaliste
que je suis, je reconnais la pertinence d'un certain nombre des concepts
de la psychanalyse, mais pas tous. Je vois qu'elle peut s'avérer
efficace dans la prise en charge de la souffrance psychique, mais pas
chez tout le monde. J'aurais aussi aimé entendre davantage les
analystes faire le distinguo entre la cure psychanalytique, qui n'est
pas une démarche psychothérapeutique, mais un travail de
connaissance de soi, qui peut être thérapeutique «par
ricochet», et les thérapies d'inspiration psychanalytique
qui, elles, acceptant l'étiquette de psychothérapie, s'engagent
plus ou moins implicitement à guérir ou améliorer.
L'ambiguïté doit donc être levée. Il incombe
à mes confrères psychanalystes de le faire.
S.-D. K. – Le procès de la
psychanalyse, tel qu'il se déroule, contraint à revenir
à des points précis de définition. La psychanalyse
repose sur une triple définition qui n'a jamais été
remise en question depuis que Freud l'a énoncée : la cure
type est une méthode d'exploration qui possède un cadre
et des structures extrêmement rigoureuses. La psychanalyse est également
une forme de psychothérapie, que la cure type ne résume
pas, comme Freud lui-même le disait. A ce titre, elle entre dans
le cadre des méthodes thérapeutiques utilisées en
psychiatrie, spécialité médicale qui se consacre
aux soins et traitements des malades mentaux et des souffrances psychiques.
En troisième lieu, la psychanalyse est une discipline d'ordre scientifique.
Justement. Que répondez-vous à ceux
qui pensent que la psychanalyse n'est pas une science ?
S.-D. K. – Qu'est-ce qu'une science
si ce n'est un ensemble de postulats – et non de dogmes –
qu'on admet sans qu'il soit besoin de les démontrer, mais qui permettent
d'aller plus loin ? C'est aussi un objet défini et, enfin, c'est
une théorie générale qui rend compte de l'ensemble
des manifestations de cet objet. A cet égard, il me semble entendu
que la psychanalyse appartient sans problème au corps des sciences,
même si certains praticiens tiennent au côté «artistique»
de leur pratique. Le praticien analyste est un applicateur de la science
analytique.
C. A. – Le grand débat se situe
autour du rapport de l'analyse à la science. Ce qui me paraît
caractériser une science, c'est de se montrer capable de remettre
en question toutes ses hypothèses. Or, dans certains milieux psychanalytiques,
on s'aperçoit qu'on a davantage affaire à un fonctionnement
quasi religieux, fondé sur l'étude approfondie et répétitive
des textes sacrés qu'à une démarche scientifique,
capable de déterminer quelles sont les hypothèses qui fonctionnent
et quelles sont celles qui ne fonctionnent pas. Il y a encore chez certains
thérapeutes la mauvaise habitude de dire que, si un patient ne
s'améliore pas, c'est qu'il «résiste». Mais
on devrait aussi pouvoir se dire : c'est peut-être parce que la
thérapie que je lui propose n'est pas adaptée à son
cas ! Que Freud se soit trompé sur différents points est
logique : sa pensée était aussi dépendante d'un contexte
historique et social. Le problème, c'est que tous les psychanalystes
ne sont pas prêts à remettre en question leurs convictions,
et à soumettre leurs résultats à l'épreuve
du terrain. Si nous refusons la réalité des faits, nous
quittons le domaine de la science pour celui de la croyance.
Vous insistez sur l'importance de l'évaluation,
notamment en psychanalyse...
C. A. – Si la thérapie d'inspiration
psychanalytique veut se positionner comme soin, comment pourrait-elle
refuser l'évaluation ? Un soin doit être évalué
pour se perfectionner : les patients nous confient leurs souffrances et
leur santé, nous avons des responsabilités envers eux.
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S.-D. K. – Les psychanalystes,
sur les bases que j'ai données, passent leur temps à se
remettre en question, à valider et à reformuler leurs
hypothèses. Pourquoi rester collé aux difficultés
conceptuelles de Freud ? Quitte à faire de «l'histoire»,
faisons de l'histoire de la psychanalyse et mettons en relief les extraordinaires
changements et évolutions depuis plus d'un siècle : Ferenczi,
Melanie Klein ou Lacan ont déjà été à
l'origine de notables évolutions de la théorie et des
méthodes. Si l'on veut donner une définition de l'objet,
des postulats et de la théorie générale de la psychanalyse,
ce ne pourra être qu'assortis de toute une série de précisions,
conformément à une évolution banale et normale.
Quant à la «freudolâtrie», je dois admettre
que nous avons connu une période de l'analyse impérialiste.
Mais celle-ci a pris fin à partir du moment où nous nous
sommes retrouvés confrontés à
la nécessité de différencier le traitement d'une
maladie, d'un côté, du soin à une personne, de l'autre.
Nos actes renferment toujours une part des deux, d'où la possibilité
de classer les thérapies selon qu'elles sont tournées
vers le soin ou vers le traitement. La cure type, en revanche, a pour
objectif de modifier les structures psychiques, mais pas les symptômes.
Du coup, dans certaines situations, cela peut aboutir à un traitement
en profondeur. On sait aujourd'hui traiter une psychose infantile –
c'est-à-dire la névrotiser –, mais on n'a pratiquement
jamais les moyens de le faire. Ce travail, qui requiert une dizaine
d'années, est rendu quasi impossible par les carrières
des praticiens, les limites d'âge des différentes institutions
et la course de vitesse scolaire. Il faut donc bien avoir à l'esprit
ce qu'on évalue : s'agit-il du traitement ou du soin ? Et en
fonction de quel critère le fait-on ? Il apparaît évident
que cette évaluation des cures types et des psychothérapies
ne peut que recourir à des études en double aveugle.
C. A. – L'exemple des psychoses infantiles est intéressant
: il existe dans ce domaine d'autres thérapies, comportementales,
qui ont fait leurs preuves. Mais il n'a pas toujours été
possible aux familles d'en bénéficier. Ce n'est pas un
hasard si les associations et les parents d'enfants atteints de psychose
infantile ou d'autisme sont souvent mécontents qu'on ne leur
propose que des approches psychanalytiques. Il me semble que le vrai
problème en France, c'est le manque de pluralité dans
l'offre de soins. En tant que thérapeute, je ne porte pas un
regard systématiquement négatif sur la psychanalyse, car
j'ai vu bien des patients améliorés par elle. Mais une
ambiguïté fondamentale du discours de la psychanalyse consiste
à affirmer qu'à côté des thérapies
superficielles elle serait la seule à s'attaquer aux structures
du mal, en réglant le problème en profondeur. D'où,
pendant des années, des attitudes de mépris poli ou d'agressivité
intolérante des analystes envers les comportementalistes. En
réalité, les choses sont bien plus compliquées
: les thérapies comportementales obtiennent des guérisons
en profondeur sans utiliser le modèle freudien. Cela aurait dû
faire réfléchir nos confrères analystes, au lieu
de les énerver.
S.-D. K. – D'accord pour dire que
la psychanalyse ne détient pas un monopole de la capacité
de guérison. Mais n'en déduisons pas, pour autant, que
les thérapies comportementales et cognitives (TCC) sont, en elles-mêmes,
plus aptes à produire une guérison. On ne peut en rester
aux excès de langage des groupuscules lacaniens des années
60 ou des comportementalistes actuels ! Je ne crois pas que le renversement
de la suprématie de la psychanalyse doive conduire à céder
à l'illusion d'une hégémonie des TCC ! D'autant
que la psychanalyse peut toujours davantage être considérée
comme un des référents essentiels de la psychiatrie. Historiquement,
d'ailleurs, la neurologie est la mère de la psychanalyse, et
la psychanalyse celle de la psychiatrie. Il y a donc bien trois niveaux
: la psychanalyse peut être envisagée comme une cure type,
comme un corpus scientifique, et les méthodes psychothérapeutiques
recourant au transfert comme à un levier. La psychanalyse s'ouvre
: pour la Mondiale de psychanalyse, j'ai été invité
à faire réfléchir sur les aspects psychanalytiques
d'une consultation psychiatrique. Il existe une dimension psy –
la santé mentale et la vie des gens ne peuvent plus être
vues sous le seul angle biologique ou neurologique.
C. A. – C'est vrai, les psychothérapeutes
qui voyagent se rendent compte que la psychanalyse peut trouver sa place
aux côtés de l'approche biologique et du comportementalisme.
Toutes les grandes revues scientifiques internationales parlent beaucoup
des TCC, car c'est un courant actuellement dominant en matière
de recherche, mais il y a aussi une large place pour la psychanalyse.
Il faudrait que cette variété de savoirs soit transmise
aux étudiants. C'est le cas en psychiatrie, mais pas encore en
psychologie. Or l'avenir de la psychothérapie appartient aux
psychologues. Hélas, dans les facs de psycho, les étudiants
sont majoritairement formés sur une base quasi exclusive de références
psychanalytiques. Ils ne sont que très peu au fait des avancées
de la neuro-anatomie, de la neurobiologie, de la génétique
et de la pharmacologie, très peu ouverts aux thérapies
autres qu'analytiques. Beaucoup de nos psychologues ne sont pas préparés
de façon éclectique à soigner la souffrance psychologique.
Pourtant, l'Organisation mondiale de la santé considère
que les maladies mentales – la dépression, l'alcoolisme,
les troubles anxieux, etc. – sont appelées à représenter
un poids croissant dans nos dépenses de santé. Ce sont
de vrais enjeux d'avenir.
S.-D. K. – La France est toujours
en retard dans tous les domaines. Au lieu d'agiter une concurrence absurde,
les médecins devraient être conscients de ce qu'est le
vrai débat. L'OMS nous apprend que, selon les nuances statistiques,
de 12 à 20% de la population sera touchée au cours de
sa vie par des problèmes de maladie mentale. C'est cela, le problème
de santé publique majeur. Ainsi, l'authentique débat ne
porte pas sur la primauté d'un type de soin par rapport à
un autre, mais bien sur son urgence et sa nécessité. Le
marché des psychothérapies est appelé à
exploser, que cela plaise ou non.
C. A. – Finalement, ce débat,
bien qu'inutilement violent, a le mérite d'attirer l'attention
sur la nécessité de faire cohabiter plusieurs façons
de soigner. Tant mieux : la souffrance psychique est répandue
et dévastatrice, toutes les compétences sont nécessaires.
(1) Le Livre noir de la psychanalyse. Vivre,
penser et aller mieux sans Freud (Editions des Arènes).
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