Les
patients ont porté ici un coup terrible quand ils ont pris la parole
:
« Nous ne vous reconnaissons pas comme les porte-parole de notre souffrance.
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Jamais un tel désordre n’avait
régné dans le monde de la psy. Jamais les insultes n’avaient
atteint une telle violence. Ceux qui mettent en cause Freud ne peuvent
être que des nazis puisque les nazis brûlaient les livres
de Freud ! Comportementalisme et cognitivisme ne peuvent être que
d’extrême droite. Quant à la psychanalyse, elle ne
peut être qu’humaniste, porte-parole héroïque
du sujet souffrant dans une période où tout est marchandisé
y compris les troubles mentaux.
Les pouvoirs publics et les académies
sont embarrassés : le public ne va-t-il pas perdre confiance si
on ne lave plus son linge sale en famille ? N’a-t-on pas franchi
la ligne en associant les représentants des associations de patients
au débat ; en leur demandant de contribuer au Livre noir de la
psychanalyse ? La science n’est-elle pas capable de clore ce débat
une fois pour toutes ?
Dans ce brouhaha, qu’est-ce que pourrait
être une parole « de gauche » ? Est-ce être de
gauche que d’insulter tous les psychothérapeutes qui utilisent
des techniques comportementales ? Est-ce faire un travail utile que de
leur dire qu’ils sont (même inconsciemment !) des suppôts
du nouvel ordre impérial qui veut domestiquer les corps et les
esprits ? des petits Sarkozy qui veulent « karchériser »
le mental ? Des praticiens se sentent insultés par ceux qui les
dénoncent comme des « dresseurs d’hommes, comme il
y a des dresseurs d’ours », antienne reprise à l’envi
par certains à gauche.
Il faudrait commencer par tenir compte de
la situation sur le terrain. Des milliers de psys font modestement leur
travail, sans prétendre avoir l’explication universelle de
tous les troubles mentaux ni disposer des moyens infaillibles pour les
guérir. Dans ce monde-là, réel, on essaie de voir
ce qui convient le mieux à un patient ; on n’hésite
pas à l’envoyer chez un confrère dont les techniques
de soins sont très éloignées des siennes. On tâtonne
; on fait du « bricolage » avec des médicaments, des
psychothérapies d’inspirations les plus diverses. Ce constat
devrait être pris comme un compliment par la profession et un hommage
à la relativité des savoirs dans ce domaine.
Le problème c’est qu’il
y a de moins en moins de lieux pour discuter de la clinique. Dans les
congrès de psychiatrie pharmacologique, entièrement sous
le contrôle de l’industrie pharmaceutique, on ne parle jamais
des pratiques réelles. Tout est fait pour laisser croire que l’on
circule dans le noble domaine des « neurosciences » et l’on
y est assommé par de grands discours sur les neurones et les gènes.
La formation initiale et permanente des cliniciens est de plus en plus
gangrenée par cette présentation absurde du savoir psy selon
laquelle il existerait une science certaine qu’il suffirait d’appliquer.
Tous les psys qui prescrivent sont au premier rang pour savoir que c’est
dangereux et faux.
C’est bien cela qui pourrait être en cause dans le débat
initié par le Livre noir de la psychanalyse. Il y a un écart
de plus en plus insupportable entre les pratiques d’un côté
et, de l’autre, les théories censées en rendre compte.
C’est à ce point précis que tout vole en éclats
! Du coup, on peut comprendre pourquoi la théorie qui a le plus
de prétentions est aussi la plus exposée.
Faut-il alors durcir le débat ou
commencer par prendre acte de la pauvreté de notre pensée
collective face aux transformations des modes de prise en charge des troubles
psychologiques ?
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Les praticiens de la psy ont bien des
raisons d’être excédés par le discours arrogant
des neurosciences quand il ne sert qu’à masquer les véritables
moyens, très empiriques, utilisés par les pharmacologues
pour mettre au point des psychotropes de plus en plus semblables les
uns aux autres et à ceux qui sont déjà sur le marché
depuis cinquante ans. Et l’on est tout autant en droit de ne pas
accepter les prétentions de la psychanalyse surtout quand on
les juge aux épreuves que sont l’homosexualité,
les usages de drogues illégales ou l’autisme. Même
s’il y a toujours eu des psychanalystes pour s’opposer aux
discours normalisateurs de leurs collègues (Élisabeth
Roudinesco ou Michel Tort sur l’homosexualité, Charles
Melman sur la toxicomanie) les pires propos n’ont pas fait scandale.
Je pense à un psychanalyste venu sur le plateau de M6 comme expert
dans un débat sur l’homoparentalité, expliquer aux
parents ébahis « qu’ils allaient fabriquer des schizophrènes
à la troisième génération ». Humaniste
notre psychanalyste devenu jeteur de sorts ? De gauche, celui qui assomme
les parents avec une telle malédiction ?
Les patients ont porté ici un coup
terrible quand ils ont pris la parole : « Nous ne vous reconnaissons
pas comme les porte-parole de notre souffrance. » Face à
une telle parole tenue hier par les usagers de drogues illégales,
aujourd’hui par les parents d’enfants autistes ou les représentants
des associations de phobiques, comment faut-il réagir ? Faut-il
y voir une « résistance » des patients qui confirme
la théorie et ricaner ? Ou faut-il y voir l’occasion d’une
situation plus complexe, plus difficile plus intéressante, aussi
?
Finalement, dans cette histoire, ce pourrait
bien être tous ceux qui parlent au nom de « la science »
et de la « vérité du sujet » qui nous empêchent
d’avancer. Psychanalystes, inventeurs et prescripteurs de médicaments,
partisans des thérapies cognitivistes - tous parlent mal de ce
qu’ils font, quand ils font appel à « la science
». Ils se présentent mal devant leurs collègues
et devant le public, sans toutes leurs hésitations qui font leur
grandeur. Eux, nécessairement modestes dans leurs pratiques,
se révèlent arrogants dans leurs discours. Chacun de ces
discours traduit la prétention de vouloir annexer l’ensemble
du territoire. Les seuls perdants sont les vrais praticiens qui savent
qu’aucune théorie scientifique n’est capable de rendre
réellement compte de ce qu’ils font, qu’il ne suffit
pas d’accumuler patiemment les faits de manière rigoureuse
pour que cela soit de la science ni d’avoir une théorie
inoxydable aux épreuves... L’enjeu est d’inventer
une nouvelle écologie des pratiques dans laquelle la parole collective
des patients devra être considérée comme une expertise.
Par Philippe Pignarre
Philippe Pignarre est éditeur, contributeur
au Livre noir de la psychanalyse.
Article paru dans l'édition du
19 octobre 2005
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