(le livre n'est pas encore sorti, il est déjà attaqué — voir la présentation de La guerre des Psy…)

Mais que fait donc la police?



par Mikkel Borch-Jacobsen, Catherine Grandsard, Emilie Hermant, Tobie Nathan, Philippe Pignarre, Isabelle Stengers, Jean-Luc Swertvaegher, Nathalie Zajde [1]

Réponse à Jean-Michel Fourcade, Philippe Grauer et Michael Randolph, valeureux auteurs de :

« Le vilain petit livre noir de Philippe Pignarre et Tobie Nathan »


Suite à cette réponse, nos valeureux psychothérapeutes ont publié encore une réponse… à lire, réponse à la réponse: encore la police ! par Jacob Habib

Des affaires de famille…

Trois représentants officiels du Syndicat National des Praticiens en Psychothérapie (SNP.Psy), de l’Association Fédérative des Organismes de Psychothérapie (AFFOP) et du Centre Interdisciplinaire de Formation à la Psychothérapie Relationnelle (CIFP), tous proches de la psychanalyse, nous font l’honneur de rendre compte sur Internet du livre La Guerre des psys avant même qu’il ne sorte en librairie le 23 mars, émulant ainsi une tactique qui avait déjà été employée l’été dernier par Elisabeth Roudinesco à l’encontre du Livre noir de la psychanalyse. Peut-être est-ce cette hâte qui explique l’étrange incohérence de leur texte. Tout et son contraire s’y bousculent : nous n’aurions fait que reprendre des textes déjà existants (alors que tous les textes sauf un seul ont été écrits pour l’occasion), mais « contre toute attente », il y a un texte sur Deleuze et Guattari ! Nous n’aurions fait que copier Le Livre noir, mais nous renonçons à notre « alliance » avec les comportementalistes !

Sans doute est-ce pour gagner l’estime de certaine(s) de leurs « cousin(e)s psychanalystes » si méprisant(e)s à leur égard, selon leurs propres dires, que ces trois psychothérapeutes se sont livrés à cette entreprise de dénonciation d’un livre qui refuse justement de se laisser enrôler dans l’artificielle « guerre des psys » qui polarise actuellement le champ psychothérapique. Pourquoi, sinon, sortir des tiroirs une polémique vieille de plus de dix ans sur laquelle l’un d’entre nous, Tobie Nathan, avec toute l’équipe du Centre Georges Devereux qu’il a fondé, s’est déjà largement expliqué (voir www.ethnopsychiatrie.net rubrique « Controverses sur l’ethnopsychiatrie : mise au point ») si ce n’est pour chercher à nuire délibérément à la réputation d’un homme et d’une équipe ? À condamner une idée en disqualifiant son auteur (méthode bien connue) ? Nos trois accusateurs ont-ils même jamais pris la peine de consulter eux-mêmes cet article de Tobie Nathan qu’ils citent pourtant, se contentant de colporter des médisances déjà propagées dans le passé par leurs si méprisant(e)s cousin(e)s ? Le texte en question est une invitation à questionner les certitudes théoriques qui fondent certaines interventions de nos institutions de soin et de protection de l’enfance à la lumière des problématiques nouvelles présentées par des familles migrantes, et ce afin d’assurer à ces familles un accès équitable à des prises en charge de qualité au sein desquelles leur humanité concrète soit pleinement reconnue. Le cas de la jeune Khadidjatou, objet des avances sexuelles du mari de sa grande sœur, est l’occasion d’explorer les règles de fonctionnement de la polygamie dans la tradition bambara et la manière dont ces règles éclairent la situation présentée aux services sociaux. Nulle part dans le texte il n’est question de contraindre qui que se soit à faire quoi que ce soit, contrairement à ce que prétendent nos détracteurs ! Voici l’intégralité du paragraphe à partir duquel ils ont pu broder :

« Demandons-nous maintenant ce que les pratiques sexuelles de Khadidjatou avec son beau-frère pouvaient signifier pour elle. Étant donné les éléments culturels que nous avons brièvement décrits, il est évident qu’elle s’est trouvée mise à la place d’une jeune co-épouse, préférée par le mari et jalousée par la co-épouse plus âgée. Connaissant l’histoire de sa mère, elle-même jeune co-épouse préférée et enviée, cette situation à dû déclencher chez elle une intense terreur. D’un point de vue culturel, la plainte aux services sociaux devait être comprise comme une tentative d’expliciter et de porter sur la place publique une angoisse impossible à gérer de manière solitaire. La conséquence « culture-syntône » aurait été de contraindre le beau-frère à prendre Khadidjatou comme seconde épouse officielle, lui conférant ainsi un statut explicite et lui permettant de poursuivre ses liens de tendresse avec Fatoumata [sa grande sœur]. » [2]

Il y a tout de même une différence de taille entre le fait de signaler ce qu’aurait été une réponse en accord avec la culture d’origine de la jeune fille et le fait de la préconiser ! La vignette clinique incriminée ne vise pas à prescrire mais à illustrer des points de friction entre les mondes autour des notions d’inceste, de sexualité et de mariage.

Pour ce qui est du Centre Georges Devereux, il est clair une fois de plus que nos chers « amis » du SNP.Psy, de l’AFFOP et du CIFP ne savent pas de quoi ils parlent ! L’ethnopsychiatrie telle qu’elle est enseignée et pratiquée au Centre Georges Devereux n’a rien à voir ni avec la magie, ni avec le scientisme, n’en déplaise à nos trois pourfendeurs. Les publications de l’équipe du Centre Georges Devereux sont d’ailleurs suffisamment nombreuses pour en convaincre n’importe quel lecteur curieux et de bonne foi. Rappelons tout de même ici que l’ethnopsychiatrie défendue au Centre Georges Devereux s’intéresse à toutes les techniques thérapeutiques – traditionnelles ou savantes, religieuses ou scientifiques, psychanalytiques ou cognitives, systémiques, relationnelles, corporelles — sans établir de hiérarchie a priori entre elles. Elle s’intéresse à ce que ces techniques permettent ou interdisent, aux types de cas qu’elles produisent ; elle s’intéresse aussi à la manière dont les usagers utilisent et articulent entre elles des techniques multiples souvent théoriquement incompatibles. Elle s’intéresse enfin à inventer une méthodologie et des dispositifs cliniques véritablement démocratiques, au sein desquels l’expertise et les savoirs des « patients » constituent des forces incontournables dans l’élaboration du travail clinique.

Quant au devoir de réserve invoqué pour « s’étonner » du fait que Tobie Nathan, actuellement conseiller culturel, ait dirigé la publication de notre ouvrage, il oblige certainement tout fonctionnaire à la discrétion concernant les affaires de son service. Pour autant qu’on sache, et malgré l’importance qu’ils voudraient se donner auprès des ministères, les psychothérapeutes ne constituent pas encore un parti politique ! Que signifie donc cette volonté de museler un intellectuel reconnu dans la poursuite de sa recherche ? Nous laisserons au lecteur le soin de trouver une réponse à cette question…

 

En vérité, je vous le dis…

En vérité, derrière les dénonciations et les menaces, il semble que ce qui nous est reproché est d’avoir commis un crime de lèse-majesté : nous avons eu l’audace d’inscrire notre travail dans l’héritage des fondateurs de la psychiatrie dynamique (Mesmer, Puységur) et d’auteurs plus récents comme Ellenberger, Foucault, Guattari, Deleuze, que l’on voudrait bien faire passer aujourd’hui pour des amis inconditionnels de la psychanalyse et de l’ « humanisme » que celle-ci est censée représenter. Chasse gardée, voyons, la place est occupée ! Silence à tous ceux qui pourraient brouiller la sainte alliance nouée au nom du « sujet » contre la barbarie comportementaliste.

Il existe pourtant une différence radicale entre la manière dont nous voulons hériter de ces auteurs et la manière de ceux qui cultivent une nostalgie pour « l’époque des maîtres à penser » et qui se contentent de faire de plates références historiques (« L’œuvre magistrale de Foucault… Oh!», « l’admirable livre d’Ellenberger… Ah !», « Nos maîtres… Hou !») sans jamais tenter de mettre les concepts inventés par ces auteurs au travail, sans les soumettre à l’épreuve du débat actuel. Ceux qui s’auto-proclament ainsi « propriétaires » de Foucault ou d’Ellenberger les ont seulement embaumés, ils les ont statufiés pour mieux les priver de leur caractère subversif. Nous, nous voulons au contraire qu’ils continuent à modifier le présent ! Nous avons besoin de ces auteurs, vivants, et non pas momifiés ou anesthésiés! Voilà apparemment ce qui déclenche la rage de nos contradicteurs. Comment expliquer autrement leur perte de sang-froid et l’appel à la répression administrative et policière sur lequel se termine leur texte ?

Jacques-Alain Miller déclarait récemment sur le forum Internet du Nouvel Observateur qu’il n’avait pas lu les ouvrages d’Élisabeth Roudinesco. Nous, qui l’avons lue, aimons rappeler, avec elle et Lacan, cette remarque de Georges Canguilhem sur la psychologie comme discipline : lorsqu’on sort de la Sorbonne par la rue Saint-Jacques on a plus de chance de descendre vers la Préfecture de police que de monter vers le Panthéon ! A ceci près que le flicage et la chasse aux déviants est désormais le fait des psychanalystes, ces nouveaux gardiens de l’ordre moral et social. Un des contributeurs du livre, Philippe Pignarre, a déjà fait l’objet d’une campagne de presse en 1999 qui lui a valu son licenciement de l’entreprise où il travaillait : on l’accusait d’avoir publié aux Empêcheurs de penser en rond un livre du philosophe Ian Hacking (aujourd’hui professeur au Collège de France) - L’Âme réécrite -, qui aurait été ambigu sur la question de la pédophilie ! Nos zélés dénonciateurs n’hésitent pas à référencer l’un de ces articles. Pourquoi s’en priver, puisque cela permet de faire d’une pierre deux coups, d’associer la dénonciation d’une complaisance vis à vis de la pédophilie avec l’accusation sans cesse ressassée selon laquelle Tobie Nathan aurait fait l’éloge de l’excision (voir le site www.ethnopsychiatrie.net pour une mise au point) et des mariages forcés ? Les journaux, comme Politis, Libération ou Afrique Magazine, qui avaient un peu naïvement repris ces accusations ont ensuite expliqué qu’ils avaient été trompés. Politis a fait son mea-culpa dans le numéro suivant. Cela n’empêche pas les mêmes bobards de sortir encore et encore, agrémentés d’une nouvelle « information » : un des auteurs est un militant « d’extrême-gauche », « dévoué à la cause de son parti »… Horreur ! Comme dirait Elisabeth Roudinesco : « pourquoi tant de haine » !

Les vrais scientifiques et la "fausse science"

Mais tous ces crimes en cachent encore un autre, le plus grave de tous : nous accuserions la psychanalyse d’être une « fausse science » ! Voilà le cri du cœur et il est lancé à la toute fin de l’article de nos vaillants défenseurs de la psychanalyse. Nous mélangerions tout : charlatanisme des « primitifs » et psychothérapies « civilisées ». Signalons-leur que nous sommes ici encore en bonne compagnie. C’est Claude Lévi-Strauss lui-même – « Ah, Lévi-Strauss !… » - qui concluait son célèbre article sur « L’efficacité symbolique » par la remarque suivante : « La comparaison avec la psychanalyse nous a permis d’éclairer certains aspects de la cure chamanique. Il n’est pas certain qu’inversement, l’étude chamanique ne soit pas appelée un jour, à élucider des points restés obscurs de la théorie de Freud. » Mais avouons que nous ne faisons cette citation que pour mieux agacer nos philistins ! C’est sur le fond que cette question intéresse tous les auteurs réunis dans La Guerre des psys.

Bien sûr, nos dignes représentants d’organisations professionnelles de psychothérapeutes d’inspiration psychanalytique se gardent bien, tout comme la plupart des psychanalystes, de revendiquer pour leur discipline un statut de science. Cela ne les empêche pas de réclamer quand même une différence de statut entre la psychanalyse et toutes les « autres » thérapies, renvoyées tout uniment à l’irrationnel et au charlatanisme. Mais sur quelle base, dès lors qu’on abandonne les prétentions scientifiques de Freud ? Le refus du « scientisme » — tel est le nouveau mot d’ordre —, n’est jamais qu’un slogan qui cache mal une profonde misère théorique. La psychanalyse, désormais, ne vaut plus que par ses repoussoirs : le « scientisme » des thérapies cognitivo-comportementales et le « folklore de gris-gris », le maraboutage, la magie, l’hypnose, le tout mis dans un seul et même grand « bazar thérapeutique »…

Pour notre part, nous n’avons jamais dit que la psychanalyse était une « fausse science » (cela ne fait partie du vocabulaire d’aucun d’entre nous), mais qu’elle est une construction, ou une co-construction. Nous n’opposons pas « construction » et « vérité » ou « science » (dans le style : si ce n’est qu’une construction alors cela ne vaut rien). Nous préférons réfléchir, de façon pragmatique, à ce qu’est une « bonne construction » et ce qu’est une « mauvaise construction » pour ses usagers. Du coup, nous sommes tous d’accord pour dire que les plus mauvaises constructions sont celles qui prennent leurs usagers en otage en prétendant témoigner d’une « vérité » qui a besoin de la disqualification des autres pour exister.

Voilà sans doute ce qui a rendu si nerveux nos dénonciateurs — si nerveux qu’ils aimeraient bien empêcher que ce livre soit lu, sous prétexte qu’il ne contiendrait rien de nouveau ! C’est que nous travaillons les uns et les autres depuis plusieurs années sur un problème dont ils croient pouvoir dissimuler la difficulté en adoptant un ton d’imprécateurs (« Scientistes ! », « Charlatans ! ») qui assurément n’aide pas à penser… et à penser notamment ce à quoi convie le sous-titre que nous avons donné à ce livre : Manifeste pour une psychothérapie démocratique.

La démocratie et la psychothérapie

Nos aimables policiers de la pensée se plaignent drôlement de ne pas être pris en compte alors qu’eux aussi sont « démocratiques ». Mais ils ont bien garde de confronter leur pratique avec les trois défis que nous associons à la démocratie, qui s’affirment dans notre livre en attendant d’être développés dans d’autres livres à venir : 1- l’expertise des patients, 2- l’importance des groupes et des collectifs de patients, 3- la nécessité de penser l’évaluation des différentes techniques psychothérapeutiques non pas en généralisant des pratiques d’évaluation inventées pour tester les médicaments, mais en imaginant des modalités propres à chaque technique thérapeutique.

Le mépris pour l’expérience collective des patients est la chose la mieux partagée en psychologie (qu’elle soit expérimentale ou d’inspiration psychanalytique !). Dans le seul passage de leur texte où ils parlent des patients, nos critiques écrivent : « ce que les auteurs appellent de leurs vœux c’est une psychothérapie démocratique du troisième type, laquelle doit être inventée par les « malades » eux-mêmes ». Les patients auraient leur mot à dire sur la façon dont ils sont traités ? Ils seraient des experts dont les thérapeutes pourraient apprendre ? Allons donc, autant croire aux martiens et aux soucoupes volantes !

Nos trois représentants d’organisations professionnelles para-psychanalytiques seraient certainement d’accord avec la définition que Jacques-Alain Miller donne de la psychanalyse et qui est reprise telle une obsession dans L’Anti-livre noir : « L’art de l’un par un ». Certes le patient est un, c’est-à-dire seul, c’est-à-dire dénué de toute possibilité d’expertise : relation, écoute, mais dissyémtrie radicale, car les psychothérapeutes, eux, appartiennent à un ou plusieurs collectifs, associations, écoles ! Et les psychanalystes redoublent la dissymétrie grâce au « transfert » - tu parles mais j’entends autre chose, tu essaies de discuter mais ce n’est pas à moi que tu t’adresses… La psychanalyse, de par sa technique même, ne pourra jamais prétendre au qualificatif de « démocratique ».

Encore un effort, chers psychothérapeutes d’inspiration psychanalytique, si vous voulez être vraiment démocrates ! Commencez par vous réjouir de l’apparition de collectifs et d’associations de patients au lieu de les dénigrer systématiquement, engagez-vous à ce que vos prochains congrès et réunions soient systématiquement co-organisés avec ces associations, apprenez à apprendre de leur expérience experte et collective, serait-ce pour vous affronter aux risques inhérents au défi démocratique (voir le rôle des associations dans l’histoire des « personnalités multiples » aux États-Unis).

L’ethnopsychiatrie, très présente dans notre livre, montre comment ce dont souffrent les patients peut devenir raison de penser pour un collectif, et que ce devenir a vocation à transformer la pratique thérapeutique. C’est aussi ce que les thérapeutes cognitivo-comportementalistes ont bien mieux compris que tous les psychothérapeutes qui se définissent comme « humanistes ». C’est en cela que l’expérience des cognitivistes est susceptible de nous intéresser.

Un certain "déficit de l'attention"

Nous n’avons jamais considéré que l’invention par la psychiatrie du diagnostic de « déficit de l’attention avec hyperactivité » constituait un progrès. Sauf peut-être si on l’appliquait à certains thérapeutes eux-mêmes !

 

Mikkel Borch-Jacobsen,
Catherine Grandsard,
Emilie Hermant,
Tobie Nathan,
Philippe Pignarre,
Isabelle Stengers,
Jean-Luc Swertvaegher,
Nathalie Zajde

Auteurs de La Guerre des psys.
Manifeste pour une psychothérapie démocratique.
     

Notes

[1]. Auteurs de La Guerre des psys. Manifeste pour une psychothérapie démocratique. A paraître le 23 mars 2006 aux empêcheurs de penser en rond — Le Seuil. Des jeux d’épreuve sont à la disposition des journalistes sur demande auprès de Ariane Poulantzas (01 40 46 50 66 ou apoulantzas@seuil.com) ou de Philippe Pignarre (01 40 46 50 65 ou ppignarr@seuil.com)

[2]. Tobie Nathan, « Il y a quelque chose de pourri au royaume d’Œdipe ! », in Marceline Gabel (coll.), Les enfants victimes d’abus sexuels, Paris, Puf, 4ème édition, 2002, p. 25..

 

 
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