Clinique de l'infortune

La psychothérapie à l'épreuve de la détresse sociale

par Emilie Hermant

   

"... je baigne depuis deux heures dans une haleine tiède, un reliquat gazeux indéfini : vin blanc, mousseux et rosé, bière, whisky, peut être bourbon, rhum, tabac brun, tabac blond, herbe et/ou shit, sueur, sueurs froides, sueurs torrides comme des bouffées de chaleur, transpiration sèche et grosses gouttes. J'ai compris maintenant que certains problèmes se sentent, se voient, instantanément, avant que toute parole n'ait été prononcée..."


 

Editions Le Seuil/Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, mai 2004 — 200 pages, 18 euros dans les bonnes librairies…

En quelques mots :

Un homme qui a passé plus de la moitié de sa vie en prison et dont le comportement violent effraie tout le monde ; un schizophrène qui ne veut pas se soigner parce qu'il n'est pas malade ; une femme qui est sur le point de se faire expulser de son logement oô elle vit seule avec ses trois enfants dont deux sont malades ; un couple d'alcooliques qui survit dans un hôtel social… Comment soutenir psychologiquement cette population le plus souvent muette, ces personnes seules et abîmées, vivant dans la plus grande précarité, sans emploi depuis des années et présentant une infinie souffrance, alors qu'elles ont mis en échec toutes les mesures d'accompagnement social et professionnel que l'on a déployées rien que pour eux ? Comment faire autre chose que les pathologiser ? En apprenant de ces personnes et des travailleurs sociaux qui les encadrent comment inventer de nouvelles modalités d'interventions cliniques.
 

Contenu :

Au cours des consultations de psychologie, qui ont lieu dans les locaux d'une association de réinsertion, les usagers, les cliniciens et les travailleurs sociaux tressent un long récit, jetant une nouvelle lumière sur des existences pleines et vastes. La notion d'exclusion devient alors inadéquate pour décrire ces personnes qui apparaissent comme étant empêchées d'une manière ou d'une autre : tout le long de leur parcours d'insertion, quelque chose ne prend pas et les échecs se succèdent. Les ratages sont pris comme des énigmes qui doivent être résolues à coup d'inventivité.

L'objectif est toujours d'échapper au partage habituel entre une lecture exclusivement sociale et économique de l'exclusion, et une lecture psychologisante de la souffrance de ces personnes. Or, que peut-on faire pour les pauvres si l'on ne peut pas changer le Système ? Que peut-on faire pour eux, s'ils sont déterminés par leurs névroses ou leurs psychoses, à part les inviter à des consultations auxquelles il y a de grandes chances qu'ils ne se rendent jamais ?

 
  Extrait :

"Machinalement, entre deux consultations, j'entrouvre la fenêtre et j'aspire une ou deux goulées d'air "neutre"; je ne peux m'empêcher de penser : de l'air non alcoolisé, de l'air sans odeur, de l'air froid alors que je baigne depuis deux heures dans une haleine tiède, un reliquat gazeux indéfini : vin blanc, mousseux et rosé, bière, whisky, peut être bourbon, rhum, tabac brun, tabac blond, herbe et/ou shit, sueur, sueurs froides, sueurs torrides comme des bouffées de chaleur, transpiration sèche et grosses gouttes. J'ai compris maintenant que certains problèmes se sentent, se voient, instantanément, avant que toute parole n'ait été prononcée. Vêtements élimés, brillants aux coudes, habits du dimanche défraichis, regard hagard, regard fuyant, regard embué et rougi, regard fermé, main qui colle, main qui fuit, main glacée, teint terreux, teint livide, rougeur subite, cicatrices, boutons, plaies, démangeaisons, douleurs articulatoires, douleurs dentaires, douleurs du ventre. "

 
   

Emilie Hermant

L'auteure

Emilie Hermant est Psychologue clinicienne. Elle est aussi coordinatrice du Centre Georges Devereux, centre universitaire d'aide psychologique, Université Paris 8.

 
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