Contre la violence…
par Tobie Nathan
La Croix du 22 juin 2000
Qu'est ce qui pourrait faire obstacle à la violence ? La pluralité des référents !
Arnold s'est précipité en plein après midi sur une vieille femme, l'a jetée à terre, s'est saisi de son sac, s'est enfui à toutes jambes avec son maigre butin : même pas une centaine de francs. Deux heures plus tard, les policiers font irruption dans le petit appartement qu'il partage avec sa mère, ses deux frères et sa sœur dans une commune de Seine-Saint-Denis. Les policiers l'ont reconnu à son signalement ; d'ailleurs plusieurs passants l'avaient identifié. Mais il nie tout en bloc. Ils se saisissent de lui, le brutalisent… Il se défend… les injurie. Sa mère aussi les apostrophe. Pourquoi lui ? Pourquoi toujours lui ? Ils font exprès de le mettre à bout… pour qu'il craque… pour le faire tomber… Pour se venger… Cette violence, c'est celle qui vole, qui frappe, qui perfore, qui blesse, qui humilie. Et naturellement, elle est réciproque. Perçue comme légitime par les deux partis, malgré son caractère moralement inacceptable, elle est vécue comme une sorte de "règle du jeu".
Arnold a seize ans, en échec scolaire depuis l'âge de onze ans, renvoyé de tous les établissements scolaires, totalement déscolarisé depuis deux ans, il erre jour et nuit aux abords de la cité HLM. Né en France d'un père martiniquais et d'une mère guadeloupéenne, il ne s'est rendu qu'une seule fois aux Antilles, à l'occasion du décès de sa grand-mère maternelle. Quoique le comprenant assez bien, il est incapable de parler le créole. Assez noir de peau, il se désigne comme "black". C'est à peu près la seule appartenance qu'il se reconnaît — du moins consciemment. Le juge chez qui il est immédiatement déféré lui dit que cette fois, il le mettra en prison. Arnold pense alors à sa mère et se met pleurer doucement. Cette fois, il est pris. Cette violence que lui retourne l'environnement social, c'est celle qui immobilise, qui colle au sol, qui cheville, qui amarre, qui pétrifie, qui soumet. Celle là n'est pas réciproque.
Et si l'on se mettait à parler… si les voisins disaient ce qu'ils ont sur le cœur, ou encore les instituteurs qui l'ont connu naguère ou les travailleurs sociaux qui ont tenté de l'aider bien des fois… ils diraient des pensées, toujours les mêmes : milieu défavorisé… chômage… incapable de se soumettre à la loi… absence de repères… Mais Arnold sait ce qu'ils pensent de lui et ça le fait taire ; sait surtout qu'il ne s'agit pas vraiment de lui, mais d'un groupe informel, d'une sorte de classe logique, d'une nécessité théorique. Et cette violence qui comprend, qui catégorise, qui classe, qui produit des pensées sociologiques tombant en pluie des sommets de la hiérarchie sociale, Arnold la sent confusément, mais ne saurait la décrire sinon par cette expression étrange : "c'est chelou…"
La mère d'Arnold a rejoint le groupe de prière évangéliste peu de temps après que son mari l'ait quittée — ou plutôt après qu'elle l'ait contraint à la quitter. Ce qu'elle ne supportait pas, c'était son intérêt pour les "quimbois" — autrement dit : la sorcellerie. À vrai dire, il en était obsédé, à tel point qu'il en était même venu à soupçonner son épouse, sa sœur et même sa mère. Elle avait pensé que tout cela était affaire de diable et avait senti revenir sa foi de l'enfance. Dans le groupe de prière, on impose les mains, on laisse descendre les langues de feu, on parle en langue et là, on lui a dit que son mari la poursuivait de ses quimbois. Pour elle, ce qui arrivait à Arnold était clair. C'était à elle qu'on en voulait, mais sa foi l'avait protégée. Alors, l'agression était retombée sur le plus faible, le plus jeune de ses enfants, le plus fragile, aussi : Arnold. Et lorsqu'elle m'a parlé, elle a évoqué cette autre violence, cachée, sournoise, qui travaille à distance, par méchanceté, par jalousie, par technique et à laquelle il est encore plus dangereux de répondre car elle vous envahit ensuite de l'intérieur.
Agir, c'est d'abord reconnaître la multiplicité des formes de violence : celle qui percute comme celle qui soumet ; celle qui explique, comme celle qui agit en secret et les expliciter à chacun des intéressés. C'est aussi reconnaître que chacune de ces violences est l'expression d'un groupe qui trouve légitime d'avoir des représentants : les beurs, les blacks, les céfrans, mais aussi les policiers, les instituteurs, les travailleurs sociaux, les juges, les sociologues, sans oublier les quimboiseurs et les évangélistes. À mon sens, promouvoir la non-violence, serait tout le contraire de transmettre des valeurs avec certitude. Il faudrait imaginer une sorte de parlement où chacun de ces groupes et bien d'autres encore sans doute, auraient des représentants autorisés à argumenter, à promouvoir des objets, des actes et des pensées… à se contredire, aussi !L'illustration en haut de page est un tableau de Camille Fox qu'on peut voir sur le net : http://www.ajoe.org//Fox/suite.htm nous écrire :