La médecine a besoin des sciences sociales Par Philippe Pignarre |
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Il y a exactement dix ans naissait la collection Les Empêcheurs de penser en rond. Son ambition était de faire entrer les sciences sociales dans le domaine de la médecine, aujourdhui confrontée à des dilemmes quelle ne peut pas résoudre seule : avenir du système de santé publique, choix entre performances techniques et soins égaux pour tous, contrôle des prix des nouveaux médicaments, enjeux de la recherche génomique en manière diagnostique, place de la psychiatrie dans la médecine, rôle des experts, etc. Les auteurs que nous avons choisi de publier (et souvent de traduire) sont des philosophes, des sociologues, des anthropologues qui réfléchissent à ces questions et, au-delà delles, à la rationalité de la médecine moderne, à la manière dont nous construisons des outils pour tester son efficacité, aux relations entre médecine occidentale scientifique et médecines traditionnelles savantes ou populaires. On pourrait citer les noms de ceux qui nous ont accompagné : François Dagognet, Isabelle Stengers, Tobie Nathan, Bruno Latour. La collection voulait aussi être un pont entre les intellectuels français et ceux qui, dans le monde anglo-saxon réfléchissent aux mêmes problèmes : Byron Good, David Healy, Harry Marks, Ian Hacking. Elle voulait enfin mettre à disposition des textes comme ceux de Gabriel Tarde, Ernesto de Martino ou William James (5 volumes en cours de traduction) qui furent de grands empêcheurs de penser en rond. Le livre de Ian Hacking sur lépidémie américaine de troubles de la personnalité multiple, dénoncé par le Canard enchaîné qui ny a vu qu'une opinion ambiguë sur la pédophilie, est un peu une figure emblématique de leffort intellectuel que nous avons promu en publiant notamment Léon Chertok. Ian Hacking a montré, en philosophe, comment un trouble psychiatrique pouvait navoir aucun enracinement biologique ou traumatique, mais naître tout simplement dun malheur mis en forme dune certaine manière dans la relation thérapeutique même. Et cest cette mise en forme qui importe. Comme le psychanalyste François Roustang le montre aussi dans son dernier livre, la " plainte " des patients nest jamais neutre : elle est mise en forme grâce à des apprentissages inconscients qui font quelle ne peut jamais être considérée comme naturelle. Le psychiatre Henri Grivois avait constaté la même chose avec les jeunes patients psychotiques quil recevait à lHôtel-Dieu. Si la médecine, et en particulier la psychiatrie, ne veulent pas tomber dans le piège de la naturalité qui lamènerait à croire que contrairement à toutes les autres sociétés qui ont inventé des médecines différentes, elle aurait enfin trouvé la " vérité "de ce quest être malade, elle doit souvrir à ces nouvelles pensées. Cet effort ne va pas de soi mais ma surprise a finalement été le bon accueil que la démarche des Empêcheurs de penser en rond a reçu en particulier chez les médecins et les psychologues. Jai pu faire discuter ensemble devant plus de mille personnes Pierre Pichot, ancien président de lAssociation mondiale de psychiatrie et Tobie Nathan, fondateur de lethnopsychiatrie moderne. Jai pu présenter les textes dIsabelle Stengers et Olivier Ralet sur la politique hollandaise en manière de toxicomanie alors que même les programmes méthadone étaient encore considérés en France comme une horreur absolue. Jai vu des assemblées de psychiatres passionnées à lécoute de François Dagognet ou de Bruno Latour expliquant pourquoi nous nétions pas si différents de ceux que nous accusions de fétichisme Face aux problèmes quelle rencontre, la médecine peut soit se refermer et considérer toute pensée extérieure comme un danger à combattre, soit considérer quil sagit au contraire dune chance quil faut apprendre à saisir à chaque fois. Les mêmes enjeux se posent avec les associations de patients : sont-elles une chance pour la médecine moderne même si elles risquent de la déstabiliser ? Cest la réponse à ce type de questions qui décidera du devenir collectif de la médecine et des systèmes de santé. Lindustrie pharmaceutique doit aussi sinterroger de cette manière. Synthélabo manifestait de ce point de vue une ouverture exceptionnelle : sa direction a assumé sans états dâme la nécessité de tels débats. Rien ne la choqué. Cétait une sorte d" exception culturelle " dont lensemble des acteurs de la santé ont pu bénéficier. Les Empêcheurs de penser en rond étaient un ferment pour la pensée médicale en interne comme en externe. Aujourdhui il faut continuer autrement. Il est hors de question de baisser les bras face à la tentative de nous faire taire. Au contraire nous parlerons encore plus fort. Plusieurs éditeurs ont manifesté leur intérêt pour une reprise de la collection. Car il est vrai que face à la crise de lédition en sciences sociales, une attitude combative consiste à créer de nouveaux publics, à amener aux sciences sociales les professionnels qui ont besoin delles pour penser leur devenir. Nous donnons rendez vous pour très bientôt à tous ceux qui nous ont suivi. |
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