Repenser la république
© Le Monde, en date du 3 février 2000
Bruno Latour*, Tobie Nathan**, Philippe Pignarre*** & Isabelle Stengers****

 

"… pour s'enrichir il suffit d'acheter un Français à sa valeur et de le revendre à celle qu'il croit avoir…"

 

Une histoire belge affirme que pour s'enrichir il suffit d'acheter un Français à sa valeur et de le revendre à celle qu'il croit avoir. Si la blague est aussi juste que vacharde c'est que les Français ont toujours hésité sur l'origine de leur identité. Après s'être longtemps pris pour les représentants chéris de l'humanité voici qu'ils se mettent à douter d'eux mêmes : un événement considérable les oblige à confronter leur définition bicentenaire de la République à une autre définition, elle aussi universelle, elle aussi globale, elle aussi émancipatrice, celle de la mondialisation. Pendant que certains continuent de chasser le foulard islamique des écoles au nom de la lutte contre les appartenances, d'autres (ou parfois les mêmes) célèbrent le courage des José Bové qui luttent contre l'hydre de la mondialisation en créant de nouvelles appartenances locales. Il y a donc maintenant deux universels au lieu d'un. Nouvelle querelle des universaux qui, en rendant plus difficile la définition de l'identité française, offre une chance unique d'en donner une formulation mieux ajustée au siècle qui vient. Jusqu'ici, l'universalité rêvée de la République intégratrice suffisait à niveler toutes les différences. Ce mythe frisait parfois le chauvinisme — Tout homme a deux patries, la sienne et la France — mais proposait aussi un exemple généreux de mobilisation et d'intégration. Vivre en République permettait d'affirmer hautement le caractère artificiel, construit, volontaire, voire volontariste, de toute forme d'identité. Contre les efforts traditionnels pour naturaliser l'appartenance, pour l'ancrer dans le sang et le sol, un républicain français pouvait toujours répondre fièrement : Est français qui veut ! . Les historiens toutefois n'ont pas manqué de signaler l'étrangeté de cette revendication. Sa générosité même l'entraîne vers un ethnocentrisme que peu d'autres pays ont imité : la République française se confondrait avec le destin de la Raison et avec l'avenir de l'humanité, rien de moins. N'est-ce pas le sens de l'ambitieuse mais contradictoire formule de "patrie des droits de l'homme" ? Ce serait par une simple injustice du sort que le dessin de l'Hexagone enfermerait la France : en droit, aucune autre enveloppe ne saurait la borner sinon la Raison ; en aspirant à devenir français, l'immigrant n'aurait pas d'autre souhait que de devenir rationnel. D'où le talon d'Achille de l'identité française : si, par les hasards de l'histoire, France et Raison cessaient de se confondre, il n'existerait plus aucune appartenance de rechange, à moins de nier violemment le grand mythe mobilisateur de la Raison universelle. Or, voici que depuis vingt ans, une autre révolution, une autre raison, un autre appel à l'émancipation viennent exiger des Français qu'ils s'arrachent à leur appartenance douillette et deviennent enfin des humains normaux, rationnels, libérés et efficaces. Sous le nom de libéralisme, un autre universel exige son dû. Ce qu'ils avaient fait au reste du monde, voici que les Français le subissent à leur tour : "Abandonnez vos traditions et vos identités archaïques pour accéder enfin à la Raison. Devenez citoyens du monde !" — "Mais nous l'étions déjà, du moins nous le croyions " répondent les Français en soupirant, pris soudain à contre pied. Certes, toutes les nations subissent le même appel mais aucune n'avait eu l'audace de se prendre auparavant pour "la fille aînée de la Raison" !
Chacune a des identités accessoires, des histoires de rechange, des appartenances en réserve. Ayant tout misé sur l'effacement des différences, la France subit seule un complet déchirement s'il faut changer d'universel et passer toute entière de la Raison laïque et républicaine à ce mélange de lois économiques, de darwinisme social, d'américanisme culturel, de cognitivisme et de droit des contrats anglo-saxons réunis sous l'étiquette de mondialisation. Comment réagissent les Français devant ce conflit cognitif ? Certains seront tentés d'ethniciser quelque peu leur République. Fleurissent alors des expressions qui auraient troublé aussi bien Robespierre que Jaurès: celle d'exception culturelle, de service public "à la française", de défense des terroirs et même une étiquette, nouvelle en politique, de "souverainiste". Voici qu'après avoir passé deux siècles à moquer les appartenances culturelles, ridiculiser les traditions archaïques, laminer les différences de patois, de terroirs, de mesures, vanter de mille façons et par mille procédures l'unification du monde et le règne universel de la Raison, les mêmes Français reconnaissent des vertus à "la défense de l'identité".
Il y a là un piège redoutable : en s'ethnicisant mollement la France se perdrait sans rien conserver. D'où le triple choix actuel : ou elle devient une culture parmi d'autres (sans comprendre qu'aucune nation n'a jamais été une nation "comme les autres") mais alors elle rompt avec son histoire ; ou elle change d'universel et passe avec armes et bagages au service de la mondialisation ; ou enfin elle va jusqu'au bout du conflit cognitif, philosophique, politique, épistémologique, dans lequel elle s'est plongée tête baissée. Son étrange idéal qui attirait les étrangers (tout en les irritant quelque peu) n'a de sens que s'il est à nouveau risqué sur la table de jeu : la position défensive ne lui sied pas. Nous affirmons que ce débat doit être repris sur des bases nouvelles et que ceux qui l'écartent au nom d'une République française déjà constituée représentent un danger aussi grand que ceux qui prétendent ethniciser la France. En refusant la discussion sur la nature de la Raison, sur les dég’ts de l'intégration, sur la complexité des procédures pour composer une République qui soit vraiment la chose commune, la res publica, ils rendent impossible sa résolution progressive et laissent le champ libre à la fois au libéralisme et à la culturisation, c'est-à-dire aux deux formes de dissolution de la France.

Depuis la nouvelle querelle des universaux, nous pensons que la véritable ligne de front ne passe plus entre les républicains et les anti-républicains, entre les intégrateurs et les communautaristes, entre les universalistes et les localistes ópuisqu'il existe désormais deux universels. Elle passe dorénavant entre ceux qui font comme s'il n'y avait pas de problème, comme si la République pouvait se survivre à elle-même en serrant les dents, en continuant comme avant dans l'espoir fou qu'elle va résister à la fois aux libéraux et à leurs ennemis, et ceux qui, d'un autre cÙté, veulent repenser le lien étrange, imaginé par la tradition française, entre l'appartenance et la raison. Il ne manque pas de domaines où se trace aujourd'hui dans la douleur le nouveau combat entre vrais et faux républicains. Chacun d'entre nous trois est assis sur l'une ou l'autre de ces zones de fracture, et parfois très inconfortablement. La politique des drogues a longtemps donné en France l'exemple même d'un faux débat rempli d'arguments-paniques où il y allait du Sujet ainsi que du respect de l'Interdit comme seule possibilité du lien social, ce qui a longtemps rendu impossible la recomposition progressive, avec les usagers de drogue eux-mêmes, de l'universel dont ils mettaient à l'épreuve une formulation particulière. L'affaire Sokal offrait il y a peu un autre exemple édifiant. On avait voulu construire une gigantomachie entre les Lumières de la raison universelle de la science et l'obscurantisme auquel menait tout droit le relativisme óles républicains se croyant obligés de rejoindre le camp des sokalistes pour éviter de tomber dans les horreurs de la "construction sociale ". Faux combat dont le piège fut vite éventé : le lien des sciences, des cultures, des politiques et des nations, dès qu'on le rend un peu plus complexe, permet de reconstituer une tout autre histoire des sciences et, partant, une tout autre distribution entre lumières et obscurités. L'ethnopsychiatrie offre un troisième exemple : elle est souvent présentée comme un choix entre l'inconscient freudien (unanime et scientifique) et la sombre prison de l'appartenance à la seule culture. Or elle commence à dessiner un tout autre défi. On ne se sent bien que dans ses meubles : ne demandons pas aux migrants d'habiter la République sans en avoir óau moins autant que ceux qui les y ont précédésó aménagé l'intérieur et remodelé l'extérieur. Comment faire pour parler de l'appartenance au genre humain sans disqualifier les autres formes d'attaches censées emprisonner le citoyen dans ses particularités locales? Refuser ce défi serait désastreux. S'il fallait accepter que, comme l'affirme une psychanalyste bien connue, " sans inconscient freudien il n'y a pas de République française ", on condamnerait l'universel républicain. Il n'est pas fondé sur un savoir mais n'existe qu'en acceptant l'épreuve que lui impose son propre artifice : la perpétuelle réinvention par laquelle, aujourd'hui comme hier, une Belge comme un Sénégalais pourraient s'exclamer "J'ai deux patries" — deux et non pas une ! Oui, il y a bien deux camps, mais ils opposent ceux qui ont abandonné l'idéal républicain en faisant comme si le chemin qui mène du local au global était repéré et balisé une fois pour toutes, et ceux qui, reprenant cet idéal à leur compte, ont décidé d'explorer à nouveaux frais les chemins qui permettent de composer le monde commun, ce qui les oblige à douter aussi bien de l'ancienne définition de l'identité locale que de l'ancienne définition de l'universel ómaintenant partagée en deux formes incommensurables. Par un paradoxe qui n'étonnera pas ceux qui connaissent l'histoire intellectuelle de ce pays, les rentiers de l'universel accusent de trahison ceux qui prétendent recomposer de bas en haut la République ; ils accusent d'irrationalisme (sans reculer parfois devant les armes de la diffamation et de la campagne de presse) ceux qui défendent les droits et les exigences du travail de la raison ; ils accusent de mépriser la tradition française ceux qui insistent sur le caractère construit, artificiel, volontaire, relatif et donc précaire, fragile et provisoire, toujours à reprendre, de la chose publique "à la française". Or, depuis qu'il y a deux universels au lieu d'un, tout est à remettre sur le métier : la France, le genre, la parité, l'identité, le service public, l'économie, l'appartenance, la communauté, l'inconscient, la laïcité, la religion et bien sûr les sciences dans leurs liens avec la politique. Ni le dénigrement, ni la frappe préventive par l'interdit moral ne permettront d'avancer — à moins qu'on se résigne à reconnaître la France comme une exception culturelle sur fond de libéralisme mou. Nous pensons au contraire que, gr’ce à la nouvelle querelle des universaux, la vénérable tradition française redevient aussi intéressante à vivre que bonne à penser. Si la modestie lui sied mal ce n'est pas seulement de l'arrogance, comme le suggère la blague belge, mais parce qu'elle hérite d'une aventure bien étrange : la construction artificielle d'une appartenance dont elle ne peut se satisfaire qu'en la remettant continuellement au travail.

*Sociologue
** psychologue
***historien
****philosophe

 
 
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