Penser AVEC Marx/ Par Philippe Pignarre A propos du dernier livre de Daniel Bensaïd :Le Sourire du spectre. Nouvel esprit du communisme (Editions Michalon) |
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Penser AVEC Marx | |
Cest donc à une invitation à la discussion douce que nous convie Daniel Bensaïd, et je ne peux pas résister au plaisir dessayer de lengager, non pas en me contentant de faire léloge de son livre, mais en essayant de contribuer, modestement, aux différents débats quil lance. La principale question qui traverse tout le livre est larticulation entre les différentes luttes menées par des secteurs très divers de la société et le combat contre le capitalisme qui peut prétendre, théoriquement, être leur sens ultime. Daniel Bensaïd montre, à chaque fois, comment on ne peut pas penser jusquau bout les différentes formes doppression sans penser ce qui nous est arrivé avec le capitalisme. Mais un problème reste entier : la référence à la classe ouvrière pour tous les mouvements sociaux nest jamais un " droit de la raison " qui simposera fatalement comme tel, un jour ou lautre, par la force des choses. Pour chaque nouveau secteur de la société qui, à un moment donné et alors quil était jusque là muet et immobile, prend la parole et se dresse pour dire " nous existons " , la classe ouvrière et le combat anti-capitaliste ne sont pas une référence automatique et intéressante. Jemploie ici, à la suite dIsabelle Stengers, le mot intéressant dans le sens de " qui crée de lintérêt " réciproque, qui est " entre ", cest-à-dire qui oblige à discuter, à fabriquer de la pensée nouvelle et non pas seulement à répéter les formules traditionnelles toutes faites. Quavons-nous appris du combat des femmes, des homosexuels, des migrants, des usagers de drogues illégales, des chômeurs, des sans logis, qui nous a modifié en profondeur ? Il ne sagit donc pas, dans une bataille qui serait idéologique, de convaincre ces différents secteurs de la prééminence de la classe ouvrière et du combat anticapitaliste, mais bien de repeupler la république sociale avec ces nouveaux acteurs sans jamais oublier quils amènent leurs meubles avec eux. On sinterdira par avance de leur faire la leçon, de les disqualifier en leur expliquant ce qui relève de leurs croyances et ce qui relève du savoir sûr que nous représentons. Personne nen sortira indemne. La république sociale se reconstruira ainsi de bas en haut. A juste titre, Daniel Bensaïd rappelle la phrase de Simone de Beauvoir : " On ne naît pas femme, on le devient " (mais il faudrait ajouter : une fois quon lest, on lest vraiment !). Aussi, son argumentation contre la parité obligée dans la représentation politique nest pas convaincante. Elle " priverait luniversalisme de sa portée subversive et mettrait le doigt dans lengrenage de la fragmentation communautaire de lespace public ". Cest que luniversalisme nest pas plus naturel que les autres appartenances : il est aussi une construction qui a pu faire des ravages, par exemple quand il a accompagné, au XIXème siècle, la colonisation. Il ny a donc aucune raison daccepter sans procès cette notion duniversalisme qui est vécu par beaucoup comme une menace. Cela ne signifie pas quil faut condamner luniversalisme, mais quil est lui aussi à construire et que notre problème à nous, Occidentaux, qui en avons adopté et promu le concept nest pas tant dêtre tolérants avec les autres cultures mais bien dêtre tolérés par elles ! Comment faire le tri entre les appartenances artificielles quil faudrait combattre et les appartenances naturelles quil faudrait respecter, les attachements positifs et les dépendances négatives ? Bruno Latour a proposé, en philosophe, ce quil a appelé un " parlement des choses " qui permettrait de combattre la dispersion. On y trouverait, pour prendre un exemple, les représentants de linconscient freudien, des neurones ; mais il ny aurait aucune raison a priori de ne pas y accueillir aussi ceux qui parlent et négocient avec des mondes invisibles (les guérisseurs des sociétés traditionnelles), sils veulent bien y venir ce qui pourrait être le vrai problème, car encore faut-il que nous les intéressions. Dans tout son parcours, Daniel Bensaïd rappelle toujours que les phénomènes sociaux ne doivent pas être considérés comme des choses (voir la sociologie fondée par Durkheim), mais comme des rapports. Je crois que l'on n'a pas encore fait le bilan de tout le mal qua provoqué la " durkheimisation " du marxisme français. En ce sens, une sociologie du rapport ou de " lien " nest jamais faite davance mais toujours à reconstruire, à suivre avec subtilité. Elle doit éviter les grosses machines dialectiques qui empêchent de penser (du style " si les jeunes se droguent cest à cause du chômage " ce qui est peut-être vrai mais pas très fructueux pour penser et pour lutter concrètement !). Elle doit éviter de toujours renvoyer, par facilité, les phénomènes à analyser et à comprendre à une Société avec un grand S, toujours surdéterminante. Elle doit frayer la voie à une nouvelle approche politique qui soit digne des mouvements sociaux auxquels les militants de la Ligue ont toujours su participer, qui nest donc pas peur dêtre transformée par eux.
Cest comme cela que jai eu envie de prolonger, avec affection, le livre de Daniel Bensaïd.
Philippe Pignarre Philippe Pignarre a été militant de la LCR de 1971 à 1983. Il est léditeur de la collection de livres en sciences sociales Les Empêcheurs de penser en rond. Après un article mensonger du Canard enchaîné accusant un des auteurs de cette collection dêtre ambiguë sur la pédophilie, Philippe Pignarre a été licencié du laboratoire pharmaceutique qui lemployait. Cette collection devrait être reprise prochainement chez un autre éditeur. |
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