Lourdes vaut bien une psychanalyse Isabelle Stengers |
||
A chacun
des livres qu'elle écrit, Isabelle Stengers se sent «comme
une sorcière touillant dans un terrible chaudron tout en se disant:
personne n'osera boire le breuvage que je prépare!» Née
à Bruxelles, philosophe des sciences, elle a publié en 1979
La nouvelle alliance, livre qui a fait date, puis Entre le temps et l'éternité
avec Ilya Prigogine, Prix Nobel de chimie. Ont suivi, après sa
rencontre avec Léon Chertok et Tobie Nathan, des ouvrages brefs
mais précis comme L'hypnose: blessure narcissique, Médecins
et sorciers, |
entretien avec Jean François Duval (Construire) _ Isabelle Stengers, quel rôle la psychanalyse a-t-elle joué dans notre siècle? _ Freud s'est lui-même placé dans la lignée des grands innovateurs, tels Copernic et Darwin, qui ont bouleversé l'image que l'homme avait de lui-même. Copernic prouvait que la Terre n'était pas le centre de l'univers, Darwin que l'homme résultait d'une évolution animale. Et depuis Freud, nous savons que les belles idées que nous entretenons sur nous-mêmes et que toutes nos assurances peuvent soudain s'écrouler en vertu d'une vérité nouvelle... Pourtant Freud me paraît loin de Darwin ou Copernic... _ Pour vous, la psychanalyse n'a pas joué un rôle révolutionnaire? _ Non, je pense que si elle a si profondément marqué notre pensée au cours des cent dernières années, c'est qu'elle répondait à toute une série d'éléments qui préexistaient dans notre culture. En particulier notre rapport à la vérité. Vous connaissez le mythe de la caverne chez Platon: nous sommes tous dans une caverne où nous ne voyons que des illusions et des reflets trompeurs. Pour voir la réalité telle qu'elle est, il faut sortir de la caverne, sous le droit soleil de la Vérité... Eh bien, la psychanalyse est venue parfaitement s'inscrire dans cet amour de la vérité que, depuis Platon, nous nous plaisons à entretenir. Même si cette vérité est en même temps une blessure, qu'elle fait mal, puisqu'elle tient toujours - c'est Platon qui le dit - dans une désillusion. Tel est le but de la psychanalyse: nous détacher des illusions, avec cette idée que la vérité libère... _ Pourtant la psychanalyse n'est pas véritablement une science... _ En effet. Et justement, je ne la condamne pas à la façon d'un Voltaire s'écriant «tout cela n'est que superstition!» Loin de moi l'idée de discréditer par exemple la prière, qui n'a rien non plus de scientifique. Qu'importe si on ne guérit pas au nom de la vérité, mais par un autre chemin? J'ai donc le plus grand respect pour des techniques que des siècles de savoirs et de pratique ont stabilisées, et qui permettent d'intervenir dans les troubles d'âme. |
_ Cent ans de psychanalyse pour en revenir à Lourdes! Vous allez mettre les psychanalystes en colère... ou les déprimer... _ C'est encore une chose qui m'ennuie avec la psychanalyse:
elle se rattache si fortement à notre tradition de vérité
qu'elle manque totalement d'humour. En effet, elle a renoncé à toutes ses prétentions à la preuve, que Freud nourrissait encore. Hélas, elle conserve toute la dureté de jugement d'une science pour se dire supérieure aux autres techniques de création de sens... Pour moi, les psychanalystes qui pensent que l'arsenal théorique de la psychanalyse leur permet d'EXPLIQUER les effets qu'ils produisent en cure sont des charlatans. _ Comment se fait-il que la psychanalyse ait survécu à toutes les attaques? Alors qu'en 1937, Freud lui-même en reconnaissait les limites? _ Oh, mais cent ans d'existence, ce n'est pas bien long. Songez que les savoirs thérapeutiques africains ont survécu à l'esclavage, sont parvenus à se recréer de l'autre côté de l'Atlantique, au Brésil, à Haïti! Quant à la psychanalyse, comme je l'ai dit, elle a pour meilleure alliée cette idée que nous nous faisons de la vérité depuis Platon. Nous cultivons de nombreux sens du mot vérité. Mais toutes ses formes ont comme dénominateur commun de se croire dressées contre l'illusion. En psychanalyse, il y a cette idée que trouver le vrai, c'est se faire mal, que la vérité est une blessure et que si ça ne blesse pas, ça n'est pas digne de ce que nous appelons vérité. La psychanalyse estime être un chemin de vérité: c'est aussi un chemin de croix. |
ou encore La volonté de faire science: à propos de la psychanalyse, tous parus dans la merveilleuse petite collection Les Empêcheurs de penser en rond. | _ A quoi pensez-vous? _ Eh bien, au pèlerinage de Lourdes par exemple. _ Le pèlerinage de Lourdes? _ Oui. Ce type d'entreprise collective peut transformer le rapport de chacun avec ce dont il souffre: le regard de la Vierge devenant un ingrédient d'un chemin de transformation. De même, je respecte le rôle des ancêtres dans les traditions africaines, constitutif lui aussi du chemin de guérison. |
|
|
||
Isabelle Stengers |
_ Pour vous, d'autres traditions seraient plus sages? _ Oui. Par exemple, pour un Maghrébin qui va mal, c'est toujours qu'il y a un djinn dans l'air. Mais il existe beaucoup de djinns! Et chaque thérapeute a les siens. Le malade va donc aller de thérapeute en thérapeute, sans les disqualifier, jusqu'à ce qu'il trouve le bon. C'est-à-dire celui qui va pouvoir entrer en relation avec son djinn. Cela me semble d'une très grande sagesse. Les patients restent en mouvement. Chez nous, ils peuvent rester bloqués des années... _ En Occident, on recourt de plus en plus aux antidépresseurs, Prozac, etc. _ Cela ne rend pas plus facile de comprendre pourquoi ce type de médicaments (et bien d'autres) exercent un effet positif: le fait de savoir qu'ils agissent sur la sérotonine - un neurotransmetteur dans le cerveau - ne rend pas la guérison plus transparente... La personne «guérit», mais vous ne pouvez pas parler en termes de guérison comme avec les antibiotiques. Les antibiotiques, nous en comprenons l'action! Ils tuent les bactéries, c'est-à-dire l'envahisseur; c'est une forme de guérison par la mort, fort simple - au même titre qu'une opération chirurgicale ou de dentisterie. _ Vous-même, si vous vous sentiez psychiquement mal, que feriez-vous? _ (Rires) Si je souffrais de troubles d'âme?... Je ne crois pas que j'irais chez un psychanalyste. D'ailleurs, j'ai essayé, autrefois. Ça a duré six mois. Et je suis partie quand j'ai découvert que j'étais en train de le protéger de mon propre mépris. _ De votre propre mépris? _ Je trouvais qu'il y avait pendant les séances un beau silence, mais que ce n'était pas du refoulement au sens habituel. Que tout tournait autour de quelque chose que je ne pouvais pas dire. J'avais l'impression qu'il faisait mal son métier; de plus, il était doublement payé: remboursé par la sécurité sociale au tarif de neuropsychiatre et réglé cash par moi-même... Au début, j'ai accepté que cela se passe comme ça, puisque c'était le contrat qu'il m'avait proposé, puis peu à peu... ça a fait son chemin... Mon beau silence, c'était «vous êtes un forban!»
|
_ Vous êtes en train de ruiner cette interview! Tous les psys diront que vous réglez vos comptes... _ (Rires) Eh oui, ils ont réponse à tout: «Elle a résisté et elle est partie en croyant que...» Non, si j'allais mal, je me dirigerais plutôt vers des rituels qui s'affirmeraient clairement comme techniques. _ Du rituel à la secte, il n'y a souvent qu'un pas... _ Oui, mais attention! Là encore, on peut regarder du côté des Africains: ils savent très bien que tout guérisseur peut aussi être un sorcier. Les thérapies sont donc publiques: si un thérapeute veut voir son patient en colloque singulier, l'affaire est faite: c'est un sorcier! Un voleur d'âme! La maladie intéresse tout le monde, c'est un phénomène collectif et pas du tout privé; celui qui souffre est simplement au carrefour entre le visible et l'invisible. _ N'est-ce pas avant tout la personnalité du thérapeute qui compte? _ Les personnalités ne naissent pas dans les choux. Telle ou telle tradition permet de donner toute son ampleur à des traits qui font de quelqu'un un véritable thérapeute. Cela dit, quand je rencontre des guérisseurs d'autres traditions, je peux comprendre qu'on s'adresse à eux. Il y a une densité... En revanche, bien des psychanalystes - mais pas tous - quand on les rencontre, puent l'angoisse. L'idée qu'on puisse s'adresser à eux en cas de besoin me remplit de terreur! Propos recueillis par Jean-François Duval |