Suite du débat au sujet du Livre noir de la psychanalyse

Psy : le divan tangue

Par Alain Rubens

Lire vous invite au débat.
Article paru dans Lire, octobre 2005

 


Jean Cottraux
, Jean-Pierre Winter



Jean Cottraux, psychiatre et coauteur du Livre noir de la psychanalyse, remet en question la validité théorique et thérapeutique des enseignements de Freud, Lacan et Dolto.

Jean-Pierre Winter, psychanalyste, conteste ses critères d'évaluation.

Jean Cottraux. C'est la découverte de sa médiocre efficacité qui m'a fait rompre avec la psychanalyse. Des collègues médecins - exempts de troubles majeurs jusqu'à leur analyse - se sont suicidés ou ont souffert de décompensations psychotiques, alcooliques. La psychanalyse n'est pas seule responsable, mais à l'époque on en faisait le seul traitement susceptible de résoudre les problèmes des individus. Lacan est venu à Lyon en 1967. C'était un homme d'un grand charme. J'ai été lacanien pendant six mois. Puis j'ai estimé qu'il y avait trop de poudre aux yeux dans cette proposition lacanienne, brillante mais arrogante, au ton légèrement sexiste. En hôpital psychiatrique, on rencontrait des malades très difficiles. La pratique était tout autre que ce que nous enseignait la psychanalyse. J'ai fait une analyse. Au bout d'un an, j'avais fait le tour des problèmes. Elle a duré quatre ans. Vers la fin, je me suis lancé dans autre chose.

Jean-Pierre Winter. J'exerce ce métier depuis trente ans. J'ai été en analyse avec Lacan; je n'ai pas eu à m'en plaindre. La psychanalyse m'a fait éviter des embûches, m'a révélé des potentialités. Parmi mes collègues, je ne vois pas autant de suicidés que vous: deux, sur la dizaine d'années que j'ai passée sur le divan de Lacan. Arrivés en mille morceaux, la plupart sont ressortis heureux de ce qu'ils avaient fait. Mes patients vont bien. Ceux avec qui je ne m'entends pas, ou qui ne s'entendent pas avec moi, vont voir ailleurs. Je leur suggère, ou ils en décident eux-mêmes. Qu'un livre qui se veut une évaluation de la pratique analytique ne nous parle que des victimes, qu'il ne s'étende que sur le négatif, ça me révolte! Où est passé l'aspect positif dont ont témoigné tant de personnalités comme Georges Perec ou Françoise Giroud?

J.C. Il s'agit d'un groupe à qui la psychanalyse réussit. Mais, à l'échelle globale, les statistiques de l'Association psychanalytique internationale et le rapport Fonagy concluent que rien ne prouve son efficacité.

J.-P.W. Le rapport dit que rien ne permet de le prouver. Votre livre en cite la conclusion: «En tant que psychanalystes, nous savons tous que la psychanalyse marche. Notre propre expérience de l'analyse est probablement suffisante, dans la plupart des cas, à nous persuader de son efficacité.»

J.C. Pas de preuve, sinon l'intime conviction. Etre persuadé, ce n'est pas forcément être dans le vrai.

J.-P.W. Ce qui est dit, c'est qu'il n'y a pas d'étude qui permette de conclure sans équivoque que la psychanalyse est efficace, par rapport à un placebo actif ou à une autre forme de traitement. Vous, vous voudriez imposer vos méthodes, lesquelles ne sont pas utilisables pour évaluer ce qui se passe dans le processus analytique.

J.C. Les instituts de Londres, Berlin et Chicago ont abouti à des conclusions négatives. La Revue internationale de psychanalyse les a publiées. Seuls 30% du groupe de départ en tirent bénéfice.
Quels critères d'évaluation?

J.C. Dans Analyse terminée et analyse interminable, Freud dit: «Une analyse se termine quand l'analyste et le patient cessent de se rencontrer l'un l'autre pour des séances.» Il se fiche un peu du monde. Il suggère qu'on ne peut pas analyser la fin. «Le premier critère est que le patient ne doit plus souffrir de ses symptômes et doit avoir dominé ses anxiétés et ses inhibitions.» Sur cela tout psychothérapeute ou médecin pourrait être d'accord. Voilà ce qu'écrit Freud en fin de vie. «Deuxième critère: l'analyste doit juger que suffisamment de pensées refoulées ont été rendues conscientes.» C'est le jugement de l'analyste, pas celui du patient. «Un troisième critère: l'analyse aurait eu une influence si profonde sur le patient qu'il n'y a pas de changements supplémentaires à attendre.» Et un quatrième critère, plus ambitieux: «Il serait possible d'atteindre un niveau de normalité psychique absolu qui resterait stable comme si on avait réussi à résoudre chacun des refoulements du patient et à remplir tous les trous de sa mémoire.»


J.-P.W. Parmi les propos de Freud mentionnés, ceux de 1917: «En règle générale, notre thérapie est forcée de se contenter d'amener plus vite, plus sûrement, avec moins de dépenses, la bonne issue qui, dans les circonstances favorables, se serait produite spontanément.» Mais vous en tirez argument pour lui faire dire que «ça ne va pas très loin». Sauf que ça va très loin! Qu'est-ce que la guérison au sens analytique? L'adéquation de la pensée du sujet, de ses affects et de son corps. De quoi souffre le sujet? De son «hypocrisie civilisatrice», de son «hypocrisie sociale», de se prendre pour ce qu'il n'est pas, de ne pas se prendre pour ce qu'il est. Lacan disait que l'analyse se termine «quand le patient va bien», quand il ne lutte plus contre lui-même pour un bonheur fantasmatique: normal dans sa névrose, dans sa psychose, ou dans sa perversion. Parmi les choses que vous ne pouvez pas évaluer: le fait qu'une personne a pu se marier et avoir des enfants alors qu'elle croyait ne pas le souhaiter dans sa névrose; que des gens près de se jeter à l'eau, grâce à l'analyse, en ont réchappé. Leur entourage ignorait leurs idées suicidaires. C'est secrètement qu'ils voyaient l'analyste. Comment évaluer ça?

J.C. S'il y a des choses qui ne sont pas évaluables, il est possible d'évaluer la qualité de vie. Or les cas historiques de Freud n'étaient pas des succès.
Freud contre Freud?

J.-P.W. Peut-on reprocher à Freud, dans les thérapies qu'il a menées en 1900, de ne pas être le psychanalyste qu'il sera en 1936? C'est ce que fait votre livre, mettant l'accent sur les cas du début qui datent tous d'avant la psychanalyse! Freud a forgé ses théories, au prix des échecs. Il les a théorisés. On ne peut pas lui reprocher en 2005 d'avoir ignoré en 1887 ce qu'il a découvert ensuite: les résistances spécifiques, les résistances à l'égard de la castration. Il a été modeste sur les résultats. On ne peut pas l'accuser d'avoir menti. De plus, je m'élève contre votre tentative de disqualifier la pensée analytique en tirant argument de son histoire. Des féministes ont estimé qu'Einstein avait emprunté des idées à sa femme. En résulte-t-il que la théorie de la relativité serait fausse? L'histoire ne peut prouver qu'une théorie est juste. Quand Freud croyait tenir une vérité, il la soutenait jusqu'au moment où ça ne marchait plus. A la théorie de la séduction, il substitue la théorie du fantasme. Sa théorie de l'angoisse, il la modifie du début à la fin, parce que le concept originel ne répondait plus aux problèmes tels qu'ils se présentaient sur le divan.
Qu'est-ce que la TCC?

J.C. Pour comprendre ce qu'est la thérapie cognitive et comportementale, prenons un trouble obsessionnel compulsif: le cas de quelqu'un qui se lave les mains trente fois par jour. L'analyse fonctionnelle consiste à voir où et comment il se lave les mains, quelle est la fonction du rituel par rapport à sa personne, comment il l'interprète, quelles sont les pensées sous-jacentes, les émotions, et on finira par discerner quelle est la pensée intrusive qui déclenche les rituels et leur répétition. Il y a différents niveaux de pensée chez l'obsessionnel: la pensée intrusive («Attention: je suis sale»), la pensée automatique, l'évaluation («C'est épouvantable, je suis sale»). Il reste à en induire le schéma: automatique, souvent inconscient. Parfois, la personne se lave les mains pour se protéger d'un imaginaire. Certaines personnes pensent qu'elles vont causer la mort des autres, d'où des rituels obsessionnels. En TCC, on travaille surtout sur ces représentations de la mort et de la pensée magique.
Quid de la dimension culturelle?

J.-P.W. Outre qu'elle est vilipendée, la psychanalyse est présentée systématiquement comme une croyance. Or, entre la science et la religion, il y a bien ce que Freud appelait Kulturarbeit: le travail de la culture, de l'art, de la pensée, de la poésie. Est-ce que la théorie comportementaliste pense l'immersion de l'homme dans le monde, du monde dans l'homme?

J.C. Elle pense l'interaction avec l'environnement.

J.-P.W. Je ne parle pas de l'environnement au sens global, mais de la culture: des résidus de tout ce que l'humanité a vécu, pensé, imaginé, et qu'elle continue de penser, d'imaginer, et de projeter dans l'avenir.

Le Livre noir de la psychanalyse. Vivre, penser et aller mieux sans Freud (Editions des Arènes).

 
Le journal du livre noir de la psychanalyse… et un débat épistolaire entre Sauvagnat, Crews, Borch-Jacobsen et Cottraux… une mise au point de Jacques Van Rillaer qui répond à Elisabeth Roudinesco un débat à propos d'une tribune libre de Roland Gori dans l'HumaJacques Alain Miller répond aux anti-Freud et une anti-freud lui répond… Chronique de Dominique Dhombres dans Le Monde … Droit de réponse d'E. Roudinesco au Nouvel Observateur… La souffrance sans voix par Annie Gruyer Serge Tisseron dans Le Monde : "Livre noir de la psychanalyse", la main dans le sac… et la réponse de Laurent Beccaria… Dans le Canard Enchaîné : "Vers un cessez le fou" de Frédéric Pagès… Dans Le Monde : Qui veut renverser la statue de Freud? de Christophe André… Dans du 19 octobre, une tribune de Philippe Pignarre : La gauche, le patient et les psychothérapies

à suivre…
    L'illustration est un tableau de Camille Fox qu'on peut admirer sur le net : http://www.ajoe.org//Fox/suite.htm)
 
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