Le scandale du procès d’Outreau
ne résulte pas seulement de l’inexpérience d’un
magistrat débutant. Pendant toute la durée de l’instruction,
son point de vue a été partagé par des associations
de défense des enfants comme par une fraction notable des services
sociaux spécialisés, tandis que plusieurs médias,
en accord avec la majorité de l’opinion publique, ont donné
un écho favorable à la procédure. Enfin, par leurs
affirmations péremptoires lors des audiences comme par leur influence
scientifique, les experts médico-psychologiques ont fourni les
indices concordants sur lesquels le juge a appuyé sa conviction
intime. Ainsi, la faillite observée est celle des conceptions
psychopathologiques qui animent la lutte contre la pédophilie
depuis un quart de siècle environ.
En 1980, dans sa troisième édition,
le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-III)
de l’Association américaine de psychiatrie a renoncé
aux conceptions psychanalytiques pour privilégier une approche
athéorique, plus favorable à la chimiothérapie.
En 1984, Jeffrey M. Masson, linguiste de formation, a soutenu que Freud
avait renoncé, en 1897, à sa théorie initiale plaçant
la séduction sexuelle subie dans l’enfance comme premier
facteur étiologique des troubles psychiques de l’adulte.
La théorie psychanalytique n’était donc que mensonge
(Jeffrey M. Masson., The Assault of the Truth : Freud’s Suppression
of the Seduction Theory, New York, Farrar, Straus & Giroux, 1984).
Dès lors, aux Etats-Unis, des patients
adultes ont évoqué, le plus souvent sous hypnose, des
scènes de séduction de leur enfance. Des tribunaux ont
considéré que la "mémoire retrouvée"
(recovered memory) valait preuve et des abuseurs supposés, les
pères le plus souvent, ont été condamnés.
La fréquence du syndrome de la "mémoire retrouvée"
a conduit à postuler que nombre d’enfants avaient été
abusés puis à rechercher les faits corroborant cette assertion.
Parallèlement, chez les patients adultes, par un phénomène
de contagion propagé par les médias, les récits
se sont enrichis pour aboutir à des abus rituels sataniques (satanic
ritual abuses) au cours desquels des enfants auraient été
abusés et torturés jusqu’à la mort, les restes
étant enterrés dans des charniers.
Avec l’affaire Dutroux, l’idée
de l’abus rituel satanique s’est implantée en Europe
en se laïcisant : des hommes puissants et influents, unis au sein
de "réseaux" aux ramifications infinies, partagent
des plaisirs criminels. En France, à plusieurs reprises, ont
été signalés, avec une grande imprécision,
des charniers d’enfants qui n’ont jamais été
retrouvés. Initialement, l’instruction d’Outreau
avait d’ailleurs pour ambition de mettre enfin au jour, à
partir de la misère sociale, des relations complexes remontant
à des puissants pervers. En janvier 2002, des pelleteuses ont
même été utilisées, leur action est restée
vaine.
Les experts médico-psychologiques
d’Outreau, loin d’être insuffisamment formés,
sont, au contraire, des spécialistes éminents. L’un,
titulaire d’une chaire, est créateur d’un diplôme
d’université de criminologie, l’autre est professeur
de pédopsychiatrie et chef de service des hôpitaux.
Enfin, lorsqu’une troisième a déclaré avoir
mené son expertise à partir de critères universitaires
parmi les plus récents, elle dit la vérité. Toutefois,
ces spécialistes ont été aveuglés par leur
méconnaissance revendiquée du psychisme inconscient, tel
qu’il est appréhendé par l’expérience
psychanalytique.
Il y a plus d’un siècle,
Freud avait constaté l’absence totale d’indices permettant
de distinguer la vérité du fantasme. Cependant, loin de
considérer ses patients comme des affabulateurs, il a distingué
la "vérité matérielle" (qui pourrait
relever d’une condamnation pénale) de la "vérité
historique" (qui structure l’histoire du sujet). Il en conclut
à l’existence de pulsions sexuelles dès la plus
tendre enfance dont la manifestation la plus aboutie constituait le
complexe d’Œdipe. Enfin, il a considéré que
le fantasme de séduction sexuelle était originaire, autrement
dit qu’il pouvait être retrouvé chez tout le monde.
La volonté de bannir la vie psychique
inconsciente dans la psychiatrie athéorique conduit à
une cascade de conséquences. Et l’affaire d’Outreau,
procès en sorcellerie des sociétés postmodernes,
restera un outil pour analyser le passage d’angoisses individuelles
aux inquiétudes collectives. Elle nous a montré, à
partir du fantasme de séduction sexuelle, le premier degré
des théories du complot.
La facilité avec laquelle les accusations
de pédophilie contre des innocents ont été reçues
révèle des passions haineuses se situant à un niveau
à peine inférieur aux accusations de meurtres rituels
d’enfants, prétextes des pogroms. Chaque fois que le refus
de la pensée et le mépris de la culture sont revendiqués,
la place de la démocratie se trouve rapidement remise en question.