La guerre
Article paru dans l'édition du 10 février 2003.

et les dieux

par Nadia Pierre

au sujet d'une conférence de Tobie Nathan sur la part des dieux dans les conflits contemporains

 

Anthropologie

Tobie Nathan La guerre et les dieux
Pour Tobie Nathan, ce ne sont pas les hommes qui sont causes des conflits, mais les dieux. Conséquence étrange : la construction de la paix passe par la mise en place d’un parlement des dieux.

Tobie Nathan, professeur de psychologie clinique et pathologique à l’université de Paris-VIII, cherche à comprendre l’attachement des migrants à leurs traditions pour mieux les aider à soigner leurs troubles. Il lui arrive aussi d’interroger son propre attachement à ses racines juives égyptiennes. Si l’on en croit l’exposé qu’il a fait lors d’une séance des rencontres philosophiques d’Espaces Marx, Regards, l’Humanité, en décembre, son enracinement culturel n’est pas simplement pour lui l’objet d’une adhésion muette, mais aussi le champ d’un questionnement fondamental. Entre la pratique religieuse et la pensée de cette pratique se glisse un dire poétique et ironique, qui permet de dégager un horizon de sens multiples. Du moins c’est ainsi que nous avons perçu le très beau commentaire de la Thora et de la Kabbale, qu’il nous a livré lors de cette soirée, à laquelle participaient une centaine de personnes attentives et passionnées. De la singularité d’une tradition à l’universalité d’un message de paix, il y a un saut que Tobie Nathan ne saurait faire avec facilité, tant pour lui " il n’y a presque pas de valeurs universelles, mais dans ce presque pas se situe sa pensée ", a affirmé Arnaud Spire dans sa présentation, en reprenant les propos de Catherine Clément, dans son ouvrage récent écrit en collaboration avec l’ethnopsychiatre, le Divan et le Grigri.
Ainsi, Tobie Nathan n’a pas hésité ce soir-là à effectuer un détour minutieux par le récit des origines du peuple juif pour inventer des propositions de paix adaptées à notre monde devenu en ce début de XXIe siècle un véritable " espace d’affrontement entre divinités qui persévèrent chacune dans son projet, aujourd’hui obsolète, d’une conquête totale de la planète ". Le terme de dieu ou de divinité renvoie ici à la figure dans laquelle s’incarne tout principe supérieur ou croyance dont se réclament les hommes. Ainsi, on pourrait dire que l’universalisme, le capitalisme, l’humanisme, le communisme, le rationalisme ont leurs divinités, au même titre que les croyances vaudoue, chrétienne, musulmane, hébraïque. Et c’est là qu’on mesure tout le travail effectué par Tobie Nathan sur sa propre culture.

 

Première question : qu’y a-t-il de commun entre le regard du prophète Osée et celui du psychanalyste Sigmund Freud face à la guerre ? Le point de vue de l’homme de Dieu s’adressant au peuple juif et le point de vue de l’homme de science s’adressant à l’humanité peuvent-ils être mis sur le même plan ? Pour Tobie Nathan, Osée et Freud se rejoignent d’une part dans la conviction que ce ne sont pas les hommes qui font la guerre. Pour Osée, confronté à la défaite du royaume d’Israël au VIIIe siècle avant Jésus-Christ, ce sont les dieux et pour Freud, confronté à la catastrophe de la Première Guerre mondiale, ce sont les pulsions. Derrière les combats à travers lesquels les hommes s’entretuent, il y a donc des forces supérieures qui les manipulent comme des marionnettes. Osée et Freud se rejoignent d’autre part dans l’idée qu’on ne peut rien faire face à ce déchaînement de violence. Pour Osée, le dieu des juifs ne peut négocier avec les dieux ennemis, et pour Freud, les pulsions sauvages ne peuvent négocier avec le raisonnement.

Deuxième question : comment sortir alors de l’impasse d’un monde livré à la violence de la guerre ? À ce point de son exposé, largement simplifié ici pour les besoins de la présentation journalistique, Tobie Nathan introduit la figure du diplomate. " Peut-on imaginer un diplomate - sans doute mi-homme mi-dieu, un être hybride, n’existant pas encore - susceptible d’engager un dialogue tripartite dans lequel l’homme serait un simple témoin et où l’on envisagerait avec sérieux tant les intérêts du dieu des juifs que ceux des dieux ennemis ? " À cette question, il entrevoit une réponse dans les prophéties d’Isaïe, qui, loin d’annoncer une paix universelle, annonceraient la venue d’une " force nouvelle, inattendue ", provoquant de nouveaux assemblages impossibles. Lecture deleuzienne du célèbre passage biblique : " Alors, le loup habitera avec la brebis et le tigre reposera avec le chevreau ; veau, lionceau et bélier iront ensemble et un jeune enfant les conduira. Génisse et ours paîtront côte à côte, ensemble s’ébattront ; et le lion comme le bouf se nourrira de paille. Le nourrisson jouera près du nid de la vipère, et le nouveau sevré avancera sa main dans le repère de l’aspic. " Tobie Nathan y voit en effet l’affirmation d’un mouvement de double capture, tel celui de la guêpe et de l’orchidée, du phasme et de la brindille. Ce mouvement est défini par Deleuze dans ses Dialogues avec Claire Parnet : " Même pas quelque chose qui serait dans l’un, ou quelque chose qui serait dans l’autre, même si ça devait s’échanger, se mélanger, mais quelque chose qui est entre les deux, hors des deux, et qui coule dans une autre direction. ".Ainsi, pour Isaïe, il ne s’agirait pas de transformer le loup en brebis, le serpent en nourrisson et le tigre en agneau, mais plutôt d’ouvrir la possibilité d’un monde où cohabitent les antagonismes.

Troisième question : n’est-il pas urgent d’entendre la prophétie d’Isaïe dans un monde où l’affrontement des dieux est généralisé ? Tobie Nathan montre alors en quoi le conflit entre des divinités différentes est particulièrement d’actualité. Il analyse quatre événements de l’année 2001, où le rôle attribué aux dieux par les hommes est spécialement visible : le dynamitage des bouddhas par les taliban, l’interdiction des sacrifices d’animaux en Belgique et en France, l’inculpation de Milosevic devant le Tribunal pénal international et enfin l’agression terroriste du 11 septembre contre les États-Unis. Dans ce monde dangereux, la construction de la paix passe avant tout pour lui par la reconnaissance nécessaire des différences entre les dieux, et par l’instauration d’un parlement " dans lequel chaque dieu sera représenté et où les hommes enseigneront à leurs dieux la coexistence au sein des mondes ". Ainsi, on voit que, pour Tobie Nathan, sa propre culture n’est ni un bouclier ni un étendard, mais bien le lieu d’exploration à partir duquel il envisage la possibilité de vivre ensemble. La proposition étrange de " parlement des dieux " a suscité de nombreuses questions dans la salle. Par exemple : pourquoi mettre l’accent sur les différences et non sur ce qu’il y a de commun entre les hommes ? Pourquoi ne pas parler du capitalisme dans tout ça ? Pourquoi ne pas évoquer l’expérience grecque de cohabitation des dieux ? Un débat qui s’est prolongé dans le couloir, sur le trottoir, tant les participants voulaient profiter le plus longtemps possible de la présence de ce penseur hors norme, être hybride s’il en est, " qui, sans jamais abandonner les siens, aime les dieux de ses voisins, jusqu’à s’y intéresser dans leurs singularités ".


Nadia Pierre

L'opinion des intellectuels juifs français sur le conflit israélo-palestinien dans Le journal "La Croix" du 17 avril 2002


Désastreux communautarisme


Par Elisabeth Badinter, philosophe

La République est ébranlée par les actes de violence contre les synagogues. Certes, il existe un antijudaïsme dans les banlieues, de la part de jeunes d'origine maghrébine, mais je ne parlerais pas de « musulmans ». On ne peut renvoyer dos à dos communautés juive et musulmane. Si certains le font aujourd'hui c'est que l'on a trop laissé s'installer en France un communautarisme désastreux qui, sous couvert de tolérance, a crispé les identités. Mettre en avant les différences est porteur de conflit, pas de paix sociale.
J?ai par ailleurs une profonde empathie avec le peuple israélien et n?ai jamais éprouvé un tel malaise. Ceux qui fustigent Israël ne ressentent pas comme nous la douleur des 29 morts du 30 mars dernier. Cela équivaudrait à 300 morts en France. Cette terreur jette les Israéliens dans les bras de Sharon, un idéologue à la vision passéiste et guerrière, persuadé que l'on veut la mort d'Israël. Je suis également horrifiée par les violences israéliennes dans les territoires occupés, et par les attentats suicides que les médias français semblent justifier en s'abstenant de les condamner avec la même force.

La campagne de Sharon est folle car Arafat aujourd'hui fait figure de martyre. Mais, lors de la seconde Intifada, qu'a fait Arafat pour stopper la violence ? Il a fait échouer les négociations de Taba, il y a deux ans, en parlant de droit au retour des Palestiniens alors que jamais les Israéliens n'étaient allés aussi loin dans les concessions, en lâchant Jérusalem Est. Chacun sait que ce droit au retour signerait à terme la fin d'Israël. Ce fut un séisme psychologique: les Israéliens se sont mis à regarder Barak comme un dangereux irresponsable, ce qui a ouvert la voie à Sharon.


Risquer le compromis

Par Alain Finkelkraut, philosophe

« J'ai signé récemment la pétition des amis de Shalom Archav soutenant une coalition israélo-palestinienne d'avant-garde. Mais aujourd?hui c?est la guerre. Une guerre terrible à laquelle les Palestiniens ont contraint Israël en refusant, il y a 15 jours, le cessez-le-feu proposé par le général Zinni, et qu'Ariel Sharon avait signé. Barghouti autant de Khadoumi, l'envoyé d'Arafat au sommet de Beyrouth justifient cette stratégie de la terreur: 120 morts en un mois ! Ce chiffre contraignait Israël à la guerre. Peut-être s'agit-il d'un piège car le Hamas cherche une confrontation généralisée. Je souffre des exactions que commet l'armée israélienne et je les réprouve mais Israël n'avait pas d'autre choix que de tenter de juguler lui-même le terrorisme. Ce n'est pas parce qu'il n'y a pas de solution militaire qu'une réaction militaire est frappée d'illégitimité.
Lorsque les Israéliens se seront retirés des villes palestiniennes, une conférence internationale permettra la reprise des négociations. Alors sera brisée l'union nationale de ce gouvernement israélien qui n?a pas de stratégie globale et il sera temps pour moi de soutenir de toutes mes forces les partisans du compromis, c'est-à-dire de l'échange des territoires contre la paix. Certes, la faute d'Israël c'est d'avoir continué sa politique d'implantations après Oslo. Oui, il faudra obtenir le démantèlement des colonies.

Mais ce compromis est très risqué car l'exigence du droit au retour, et la méthode des attentats suicides pratiqués autant par le Hamas que par le Fatah prouvent que les Palestiniens veulent davantage qu?un État à côté d'Israël. Pourtant Israël doit prendre ce risque du compromis sauf à perdre son âme. Mais aujourd'hui la constitution d'un Etat palestinien passe par l'éradication palestinienne du terrorisme. On ne peut à la fois terrifier les gens et leur demander d'obéir scrupuleusement aux conventions de Genève.
En France, la situation est grave et le gouvernement n'est pas la hauteur. Les jeunes des banlieues considèrent qu'ils font la guerre en s'attaquant à des symboles juifs. J'aurais aimé qu'on réagisse autrement contre le racisme qu'en dénonçant le communautarisme. Jamais les juifs ne remettront en cause leur appartenance à la République. Dès que l'on reprendra les négociations au Proche-Orient, à nouveau la communauté juive sera divisée. »


Par Marek Halter, écrivain

« Si le désespoir justifiait les meurtres, j'aurais tué toute l'humanité en sortant du ghetto de Varsovie : c'est ce que j'ai dit à mes amis palestiniens en mars. Certes, la situation est dramatique : les gens meurent pour rien, l'Europe n'existe pas et l'Amérique s?engage tard. Mais Colin Powell va obtenir de l'armée israélienne le retrait des villes palestiniennes occupées et rencontrer toutes les organisations palestiniennes: le Hamas, le Jihad islamique, le Front populaire. C'est capital, car Arafat ne les contrôle pas (à l'exception des brigades d'Al Aqsa) et ce sont elles qui surenchérissent à chaque engagement d'Arafat. Si les Américains obtiennent d'elles un cessez-le feu, les négociations reprendront.

La solution est connue : un État Palestinien à côté d'Israël, dans les frontières de 1967 (à renégocier de manière à assurer la sécurité d'Israël et le passage de Gaza à la Cisjordanie pour les Palestiniens). C'était la proposition de Barak et de Clinton à Arafat. Mais alors, seul Moubarak parmi les dirigeants arabes l'a appuyé. Aujourd'hui presque tout le monde arabe a accepté l'initiative du prince Abdallah d'Arabie. Enfin, les pays arabes soutiennent une solution pacifique en reconnaissant l'État d'Israël avec qui ils se montrent prêts à nouer des rapports normaux ! Enfin, ils découvrent l'opinion publique israélienne : 20 000 pacifistes pour une ville d'un million d'habitants comme Tel Aviv ! Les Israéliens sont les seuls à pouvoir censurer Ariel Sharon. Ils avaient déjà soutenu les initiatives de Barak mais ils sont paralysés par la peur.

Il faut les rassurer, les convaincre qu'ils sont acceptés par leurs voisins. Ils sont persuadés du contraire. Or, Arafat manque de courage. Quand je lui ai demandé de s'adresser directement à eux, et en hébreu, il a refusé et n'a condamné les actes terroristes qu'en anglais, jamais en arabe. Après le cessez-le-feu, il faudra faire pression sur Sharon pour qu'il se retire de Cisjordanie.
En France ? C'est aussi par peur que l'on évite de dire que les actes antijuifs sont commis par des jeunes maghrébins. Par peur d?entretenir le racisme anti-arabe ou le communautarisme. C'est une erreur, car dire la vérité permettrait à la communauté musulmane de condamner ces actes. Alors c'est la République qui s'effrite car la loi ne s'applique pas de la même façon à tous. On essaie de comprendre ces jeunes désespérés. Mais comprendre c'est justifier. Il ne faut pas comprendre mais combattre ces actes antisémites. »


La mort pour la mort

Par Gérard Israël, membre de la Commission nationale consultative des droits de l'homme

C'est un paradoxe et un drame : le conflit israélo-palestinien perdure alors qu'il est théoriquement réglé. La négociation de Taba (octobre 2000) avait abouti à un accord non formalisé mais bien réel : création d'un État palestinien; restitution des territoires dans leur totalité ; partage de la souveraineté sur Jérusalem ; reconnaissance par Israël du tort commis aux réfugiés et retour d'un nombre plus que symbolique d?entre eux en Israël ; établissement de relations normales entre les deux États et coopération économique renforcée.

Malheureusement, le leadership palestinien n?a pas voulu que cette paix résultât d'une négociation et qu'elle parût ainsi avoir été octroyée par les Israéliens. Comme s'il fallait que la paix fût arrachée par une force insurrectionnelle. En un an, mille morts côté palestinien. Cela aurait pu leur paraître suffisant.

Hélas, les irrédentistes ont initié une formule nouvelle, épouvantable, de guérilla : l'attentat suicide. Fanatiser des jeunes gens au point qu'ils acceptent de « se donner la mort pour donner la mort » est le comble de l'abomination. Si encore il s'agissait de quelques exaltés, croyant par faiblesse d'esprit, aux élucubrations eschatologiques de quelques gourous... Mais on nous dit que la réserve des candidats au suicide est infinie ; que les pères encouragent leurs enfants au sacrifice ; que des dirigeants États versent même une allocation aux familles qui auront nourri ces nouveaux martyrs de la cause palestinienne (martyrs, ils le sont, mais de l'aveuglement de leurs inspirateurs).
Ce n'est pas seulement la conscience européenne, d'essence judéo-chrétienne, qui est bouleversée, c'est toute l'humanité dans ses fondements mêmes, tradition islamique comprise.
Espérons que Palestiniens et Israéliens pourront, malgré cette divergence spirituelle trouver le chemin de la réconciliation. Celle-ci passe par la renonciation explicite aux attentats-suicides, à toutes formes de terrorisme, à la fin de l'occupation des territoires palestiniens, à l'abandon de toute politique de force et à un retour aux conclusions de Taba plutôt qu'à la construction d'un mur de prévention et de haine entre les deux nations.

Je ne me sens pas coupable

Par Marc Knobel, chercheur au Centre Simon Wiesenthal, président de J'Accuse

Les journalistes se bousculent, toutes les caméras pourtant interdites lors de la guerre des Malouines, au Golfe ou encore à Nouméa filment ce champ de bataille qu'est le minuscule Etat d'Israël et que sont les territoires palestiniens. Les images chocs s'entrechoquent et l'on voit pêle-mêle des corps mutilés et des blessés, Israéliens et Palestiniens.
Ces images me bouleversent. Seulement, consacre-t-on autant d'images pour évoquer le sort du Tibet et du Sahara annexé par le Maroc ? Parle-t-on suffisamment des kabyles et des coptes discriminés dans le monde arabe ? S'élève-t-on contre les massacres au Soudan ou en Angola, en Tchétchènie ? Parle-t-on des Kurdes d'Irak ? Par contre, la Terre Sainte cristallise à elle seule toutes les passions et la cause palestinienne plus que toute autre est sublimée. Mais cette vision par trop manichéenne me déplaît. Alors, et tout en espérant qu'il sera mis définitivement un terme aux souffrances des uns et des autres, je veux avoir une pensée pour les femmes et enfants d'Israël qui arpentent les rues, tout en se demandant si un kamikaze ne tirera pas sur la foule ou si leur bus ne sera pas éventré.

Ils ont peur, ils souffrent aussi. Je suis saisi lorsque je pense qu'Arafat a rejeté les propositions qui lui furent soumises à Camp David. Il aurait pu créer un Etat palestinien avec souveraineté sur les mosquées et les églises de Jérusalem. Mais ce Saladin des temps modernes préférait, hélas , surenchérir. À quelques 4000 kilomètres de là, les juifs de France payent le prix de lourds amalgames et j'ai mal de voir et compter ces agressions, injures et outrages. Il faut donc prier pour que des jours meilleurs se profilent. En ce qui me concerne, je ne serai guère le Juif du reniement et du silence. Je ne me sens pas coupable d'aimer Israël. Je ne me sens pas coupable d'être Juif ; Juif du questionnement certes, mais de la certitude d'être aussi de l'universalité et de l'humanité.

Inacceptable routine

Par Claude Lanzmann, réalisateur du film Shoah, directeur des Temps modernes

Ce conflit au Proche-Orient est très angoissant. Il faut tenter de comprendre la complexité des événements or nous lisons ici, dans certaines tribunes libres des journaux, des prises de position délirantes, révoltantes, d'une partialité et d'une injustice insupportables. Certains, qui ont toujours haï l'idée même d?un État d?Israël, se précipitent comme des vautours et osent maintenant demander clairement la destruction de cet État. Ils rêvent que soit infligé à Israël ce qui a été fait à la Serbie. Certains reporters sont de faux témoins qui font monter la pression abondant dans le sens de victimisation absolue des Palestiniens.

Il faut bien comprendre que les attentats-suicides ou plutôt homicides, détruisent toute possibilité et l'idée même de loi de la guerre. Or, on finit par les justifier, on a l'air de trouver cela normal, cela devient une sorte de routine. Mais il est difficile de demander de la mesure à des soldats quand treize des leurs sont déchiquetés sous leurs yeux dans Jenine même par un attentat-suicide. J'ai fait un film sur Tsahal. Ce n'est pas jusqu'à nouvel ordre une armée d'assassins. Il faut cesser de diaboliser Israël.

Dieu sait que je ne suis pas favorable aux implantations mais il est intolérable de lire dans la presse : « Une femme colon a été tuée » ou encore « un bébé colon a été tué ». Il y a là une double stigmatisation : juif et colon qui justifie l'assassinat.
Il faut aussi rappeler que les Israéliens ont été à deux doigts de la paix. Que dans leur majorité, ils l'ont voulue et y ont cru. Barak avait été très loin et Arafat était alors sur le point d?avoir un État palestinien. Mais en fait il ne le voulait pas car il ne voulait renoncer à rien. Tant que persiste l'irrédentisme palestinien, la paix ne sera pas possible.

Pour un parlement des dieux

Par Tobie Nathan, professeur de psychologie clinique et pathologique

« Alors, le loup habitera avec la brebis et le tigre reposera avec le chevreau... » (Is, XI, 6-8) Isaïe annonce un événement inouï : des flirts inattendus et involontaires entre divinités... Un mouvement qui viendrait assembler les antagonistes par surprise... Non pas la vision paradisiaque d'un monde niais, privé de ses tropismes ; non pas, plus redoutable encore, l'arrivée d'un nouveau dieu totalitaire réduisant par la force tous les êtres à une même nature.
Isaïe ne prédisait pas que le tigre deviendrait agneau, le serpent, nourrisson, et brebis le loup... ou bien toutes ces espèces réduites à une seule, pusillanime et bêlante. Sa conscience des enjeux politiques mondiaux de l'époque était trop aiguisée. Je lis sa prophétie comme l'annonce d'un mouvement de « double-capture » - celui-même que Deleuze perçoit entre l'orchidée travestissant ses organes sexuels et la guêpe se mettant au service de la reproduction de la fleur et y trouvant sa propre survie. L'orchidée ne comprend pas la guêpe au sens où elle accèderait aux raisons de la guêpe, mais pour des motifs d'orchidée. Si c'est bien la proposition d'Isaïe, nous devons la reconnaître prophétique aujourd'hui.

Ces années sont affrontement généralisé des dieux. Il faut d'abord admettre leur différence radicale ; admettre que, malgré leurs ressemblances, malgré leurs prétentions à l'hégémonie, voire l'influence qu'ils ont pu exercer les uns sur les autres, le dieu des Juifs est différent du dieu des catholiques, de celui des orthodoxes, de celui des sunnites, de celui des chiites, de la galaxie des dieux indiens... C'est la première condition de la paix. La paix est un pari sur la surprenante similitude des hommes entre eux, malgré l'hétérogénéité de leurs dieux.

Il faudra ensuite accepter que l'affrontement se déroule entre divinités qui persévèrent chacune dans son projet, aujourd'hui obsolète, d'une conquête totale du monde. Le plus raisonnable est d'imaginer aujourd'hui, tout de suite, un « parlement des dieux » où les hommes entreprendront enfin d'enseigner à leurs dieux la coexistence au sein des mondes. Non pas dialogue des dieux, interreligiosité tiédasse qui exacerbe les violences des dieux. Il faut au contraire donner à chaque dieu les moyens de ses prétentions, jusqu'aux plus redoutables.
Je vois dans les affrontements de ces deux années passées l'action de dieux non reconnus dans leurs exigences propres, de jour en jour plus mal servis par leurs fidèles.

L'enjeu, le partage de Dieu

Par Daniel Sibony, psychanalyste, écrivain

Je montre dans mon dernier livre que l'enjeu au Proche-Orient est le « partage » non pas tant de la terre ou d'un « avoir », mais le partage de « Dieu » ou de ce que j'appelle l'être. Dans son retour aux racines, l'islam radical bute sur ceci : le Coran a absorbé la Bible, il a réglé leur compte aux juifs, ils sont « rejetés » par Allah (en tant que menteurs et pervers ; les chrétiens étant rejetés comme « stupides » et « idolâtres ») ; de sorte que la résurgence d'Israël est un trauma difficile à intégrer.
Pourtant le monde arabe modéré serait prêt à accepter Israël, mais il charge implicitement les Palestiniens d'incarner son refus d'une souveraineté juive. Les Palestiniens sont donc comme sacrifiés par le refus arabe d'Israël, puisque les voilà impliqués dans une lutte radicale contre Israël. Manque de chance pour eux, l'arme qu'ils ont trouvée, les hommes-bombes, est si « forte » qu'elle dépasse l'objectif de créer un État; elle a une trop longue portée: supprimer l'autre État, Israël ; ce qui n'est pas pour demain.
L'étonnant est qu'ici les jeunes « beurs » des banlieues, en attaquant les synagogues, c'est-à-dire les lieux où persiste la loi juive, la Torah, alors qu'ils n'ont lu ni Bible ni Coran, « transmettent » à leur insu comme des lecteurs automatiques de cassettes la vérité de leur message originel, celui de leurs pères et de leurs ancêtres : qu'est-ce que ces juifs qui persistent comme des revenants souverains, ce qu'on n'avait jamais vu de mémoire d'arabe. Les jeunes expriment une « transmission d'inconscient ». Ajoutons qu'ils sont « chauffés » par le témoin chrétien occidental qui est tout à son culte de la victime et de la souffrance ; joint au besoin, en France, de se laver la conscience colonialiste et raciste anti-arabe de naguère, et au besoin de se laver la mauvaise conscience résultant de la Shoah ; tout cela fait des médias très partiaux.
Un des beurs des « banlieues anti-feujs » a eu cette phrase émouvante : « Un soir la meuf du journal télévisé nous a vraiment chauffés sur le Proche-Orient : elle montrait bien les morts, le sang, tout ça ; j'avais l'impression qu'elle m'envoyait un message spécial ». Un message pour écraser le symbole de ces affreux, l'étoile...

La seule différence

Elisabeth Schemla, journaliste et écrivain

Il y a une différence fondamentale, une pas plus, entre Israël et tous les autres pays de la planète. L'État juif est le seul à devoir faire face, à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit, même lors des moments les plus sacrés du recueillement ou de la fête religieuse, sur la totalité de son territoire, à cette nouvelle et terrifiante arme de guerre dont le monde a compris toute la portée le 11 septembre dernier: les terroristes kamikazes. Or, en Cisjordanie et à Gaza, ces bombes lestées d'êtres humains sont produites et financées par toutes les organisations palestiniennes sans exception. Toutes, y compris l'Autorité palestinienne, comme le prouvent les documents irréfutables récupérés voici quelques jours dans le bunker d'Arafat. Signés de sa main, figurent notamment ses directives et ses ordres de virement aux Brigades des Martyrs d'Al Aqsa, émanation du Fatah.

Ce point est le coeur de l'affaire, ou plutôt le nerf de la guerre. Car l'arme singulière de l'attentat kamikaze, utilisée par les Palestiniens de Jérusalem à la Méditerranée, porte une marque unique : celle du fanatisme religieux, du jihad, auquel tout un peuple finalement, par complicité ou par contrainte, souscrit. Ce qui est ainsi mis en lumière n'est que la mortelle et folle concrétisation militaire du bas les masques politique au sommet de Camp David en juillet 2000.

Chez les Palestiniens, à la lutte nationaliste légitime pour un Etat indépendant, se superpose une guerre sainte, anti-juive et anti-occidentale, pour « récupérer toute la Palestine historique ». L'une et l'autre si inextricablement mêlées et explosives, qu'il est devenu impossible de les traiter séparément. C'est là tout le drame d'Israël. Défi pour un peuple d'ordinaire divisé tout entier soudé derrière, non pas seulement Ariel Sharon, mais un gouvernement d'union nationale. Défi pour une démocratie obstinée qui se résigne dans l'effroi, la solitude, la peine et la réprobation à une guerre de survie et de résistance contre un obscurantisme éradicateur. Un défi auquel, tôt ou tard, peu de nations échapperont.

France, où es-tu?

Shmuel Trigano, professeur à l?université de Paris X

Ce qui me frappe avant tout, c'est le caractère passionnel de leopinion publique occidentale. Parce que les Israéliens se sont vus affublés par principe de la tare deun « péché originel », les assassinats de masse de civils israéliens qui ont fait le quotidien de la politique deArafat sont passés inaperçus. Védrine les a « compris », comme il a « compris » pourquoi des « sauvageons » seen prennent aux Juifs français. Oubliés, le refus arabe depuis 1947, le déraillement d'Oslo consécutif aux attentats qui leont suivi, le rejet de la proposition Barak.

Péché originel avez-vous dit ? Un peuple victime a chassé un peuple innocent. Qui se souvient des 900 000 Juifs, chassés ou exclus des pays arabes avec pour tout bagage une valise ? Ils sont la majorité des Israéliens. Comme pour compenser la culpabilité de la Shoah, les médias se plaisent avec une jouissance goulue à portraiturer les Israéliens comme des monstres. Ah ! ces images deenfants, de femmes, de cadavres, de maternités, dehôpitaux ! Uniquement palestiniens !
Mais qui voit les ambulances transportant kamikazes et explosifs ? Ce sang versé dans « la ville de Jésus » ! Déicide ? Mais qui dit que leÉglise et les prêtres ont été pris en otages par des hommes armés ? Et le « petit Mohamed » ! Crime rituel ? Et ce criminel de Sharon, seul leader élu entre le Maroc et le Pakistan ! Et ces juifs français communautaristes, vindicatifs, racistes ! Les agressions antisémites ? Le Mossad, dit Bové. Non, ce n'est pas de leantisémitisme, répliquent les Braumann ! Repli communautaire, jugent les Klein. Bien sûr, celui des juifs. Je ne sais plus dans quel pays je suis. France, où es-tu ? Europe, qui mets la démocratie israélienne au ban des nations, où es-tu ?
 
 
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