Cent pas…

sans papa, sans papier

 

par Tobie Nathan

Le feuilleton des sans-papiers : deux cent vingt africains réfugiés dans une église parisienne. Huit seront reconduits à la frontière.

© LE CHRONIQUEUR, n°1, Octobre 1996, Paris.

 

CETTE ANNÉE…

Cette année, l'été a tardé. Cette année, tout le monde était fatigué, même les nantis, même le pape, même la télé. Cette année, on a déclaré la guerre aux étrangers.
- Pas aux étrangers, voyons ! Aux «sans papiers» ! Ah, ah ! Ils ne peuvent plus faire un pas, sans papa, sans papiers !
- Je répète : aux étrangers ! Tout le monde comprend qu'il s'agit des étrangers. Mais on fait semblant... On dit : «les immigrés», «les clandestins», «les étrangers en situation irrégulière»... La subtilité de la langue française réside dans l'art de la manipulation des euphémismes.
- Voyons ! Qu'aurait-on à reprocher aux étrangers ?
- D'être étrangers, justement ! Visiblement, manifestement, définitivement : étrangers...
- Mais que leur envierait-on ? Qu'ont-ils donc que nous n'avons pas ?
- Que nous n'avons plus...
- Plus ?
- Hors de ma vue, toi qui me rappelle qu'on peut sauvegarder son noyau, son ancêtre, les objets de ses origines et tout de même partir à la découverte du monde... Cette année, on a fait un pas de plus vers la culture mondiale : le pape a dit : bientôt tous chrétiens et les ayatollahs : bientôt tous intégristes ! L'ONU a dit : bientôt tous libéraux et les psy : bientôt tous en psychanalyse. Cette année, on a fait un pas de plus vers l'internationale de la banalité. Ah, Ah ! Plus un pas, sans papa, sans papier !
- Tu ne bats pas tes enfants !
- Je ne les bats pas ! Je me mets quelquefois en colère...
- Et pas de scarification, de marque ethnique, le corps de ton enfant lui appartient... Nous t'avons à l'oeil, hein ?
- Heu...
- Et à la maison, tu parles français ; sinon...
- Français, français...
- Et ta fille... nous sommes d'accord : elle se marie avec qui elle veut, quand elle veut, le nombre de fois qu'elle veut et dans la position qu'elle...
- Comme elle veut, oui ! Comme elle veut !
- Et ta femme : elle divorce... quand elle veut, le nombre de fois qu'elle veut et dans la position qu'elle...
- ... veut ! Oui ! Comme elle veut !
- Sinon ...
- Sinon : l'assistante sociale, le psychiatre, le juge !
- Bien ! Bien !
- Et ton ancêtre ?
- Mon ancêtre ?
- Ton ancêtre, qui c'est ? Qui est ton ancêtre ?
- Pemba et Mousso Koroni... deux jumeaux, un garçon et une fille sortis en même temps de l'oeuf initial... au début du monde...
- Non ! C'est faux ! Ton ancêtre est un singe ; tout comme moi !
- Je ne te crois pas ! Ton ancêtre est peut-être un singe ; pas le mien ! Non !
- Tout le monde ! Tout le monde a le même ancêtre ! Je te l'ai déjà dit ! Autrefois nous pensions que c'était Adam et Eve, ensuite, nous avons proposé Jésus-Christ, maintenant nous savons que c'était un singe... Certains disent même qu'il était cannibale et incestueux...
- Le tien ! Le tien est peut-être un singe...
- Ecoute... Sois raisonnable... Il ne faut pas une seule faille... Je ne veux voir qu'une tête d'ancêtre !
- Non... pas l'ancêtre... pas ça ! Aïe ! Aïe ! Arrête... Cette année, la police a fait des progrès grâce à l'informatique et on sait retrouver les étrangers partout, même chez eux. On a ainsi réussi à localiser des Basques en Espagne et même à Paris, des Touaregs au Mali, des Kurdes en Irak et aussi en Turquie, des Minas et des Ewés au Togo, des Sangos en Centrafrique, des Kabyles en Algérie, des Tziganes et des Juifs un peu partout... Tous étrangers ! Cette année, le trafic aérien est devenu plus dense et s'est beaucoup démocratisé...
- Reprenons ! Si tu es malade tu vas voir...
- Le docteur ; le docteur !
- Et si ta femme n'a pas d'enfant ?
- Le docteur !
- Et si ton fils échoue aux examens ?
- D'abord la maîtresse, puis le docteur !
- Et si tu vois des djinnas dans tes rêves ?
- Heu... J'écris à mon père...
- Qui fait quoi ?
- Heu... Mon père... Il fait ce qu'il veut...
- Il s'en va chez le marabout. Allez, avoue ! Je le savais bien que tu étais un étranger. Je parie que tu manges de la main droite, n'est-ce pas ?
- Oui, c'est plus propre !
- Mais sans fourchette. Avoue, bon sang et tu l'auras ton papier. Tu es musulman ?
- Un petit peu...
- Malien ?
- Plus ou moins... De la région du fleuve... Des cousins au Sénégal, mon père en Mauritanie...
- Alors quoi ?
- Quoi : quoi ?
- Tu es quoi ?
- Notre race, c'est les Soninké...
- Idiot ! Il n'y a pas de race ! Malien, Sénégalais, Mauritanien, Français, si tu veux... Tout ça, c'est pareil... Mais Soninké... Soninké... N'importe quoi ! Raciste ! Je le savais bien que tu étais un étranger... Le voici ton papier, ton certificat d'expulsion... Plus un pas, sans papa, sans ton papier...
Cette année, le trafic aérien est devenu plus dense et le charter s'est beaucoup démocratisé...

   
Tobie Nathan
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