Le dix-huit brumaire du progrès
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On
narrête pas le progrès. Aujourdhui les ténors
de la science en marche lont annoncé, lheure est venue
de régler la question de la conscience, le dernier " grand
problème " qui résiste à lavancée
scientifique. Ne nous le cachons pas, de ce règlement devrait suivre
la solution enfin scientifique des questions qui nous réunissent
autour des questions de la transe et de lhypnose, et qui, le cas
échéant, nous divisent. Nos questions ne préoccupent
pas les représentants du progrès, et nos divisions ne les
surprennent pas :
cest précisément le rôle dune " révolution scientifique " que de balayer les intérêts proliférants de ceux qui occupaient le terrain avant sa prise en main, et de faire taire les divisions qui traduisaient les passions et les préjugés non scientifiques de ces occupants. Lannonce ne répond pourtant pas à une piste spécialement prometteuse. La conscience y est définie comme la nouvelle, et sans doute la dernière, frontière. Celle à laquelle les vrais scientifiques navaient " pas encore " prêté lattention qui convient. Plus précisément, cest ce dont le problème avait été laissé à une version inférieure de la science. Tant le test de Turing, impliquant quune machine " pense " si ses réponses peuvent être confondues avec celles dun humain, que les ambitions de lIntelligence artificielle se contentaient de " sauver les phénomènes ", de produire un " tout se passe comme si " mettant entre parenthèses la question de la conscience. Il sagit maintenant quune avancée proprement géniale en perce à jour les mystères : les " vrais scientifiques " vont enfin prendre la question en main, en avant pour une nouvelle révolution. Les candidats se pressent sur la ligne de départ, depuis les microtubules de Penrose, sensées conserver les effets quantiques au niveau du fonctionnement cérébral jusquaux memes et à la machine darwinienne de Daniel Dennett, en passant par les cognitivites qui ne jurent que par le traitement de linformation. Et limagerie cérébrale comme aussi la neurochimie autorisent une foule dénoncés de type " maintenant nous pouvons ", ou " maintenant nous savons ". Mon point de départ est certes quelque peu polémique, mais il faut, me semble-t-il, se risquer au sarcasme lorsquon a affaire à une mise en scène qui nous renvoie, tous autant que nous sommes, aux poubelles de lhistoire. Nous sommes les bavards qui proférons des opinions, occupant le terrain avant que la rationalité scientifique sen empare, comme cest son droit. Nous sommes en droit identifiables à tous ces vaincus, les astrologues, les chimistes qui adhéraient à la doctrine phlogistique, les vitalistes , dont les dépouilles sont déterrées rituellement chaque fois quil faut faire taire ceux qui oseraient douter. Nous serons balayés, seuls survivront ceux qui reformuleront leurs questions de manière à préparer et à justifier lentrée en science qui se prépare. Jirai donc au bout de limpolitesse et évoquerai lanalyse célèbre de Marx qui ouvre Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, un livre publié en 1852, dont je célèbre ainsi lanniversaire oublié. Marx, reprenant la thèse de Hegel selon lequel les grands événements se répètent toujours deux fois, ajoute : la première fois sur le mode de la tragédie, et la seconde sur celui de la farce. La Révolution française, puis Napoléon ont répété lhistoire romaine, les Rois chassés, la République, lEmpire. Les protagonistes se sont drapés dans la rhétorique romaine, en ont magnifié les héros, ont tenté den faire resurgir les grandeurs. Mais, de 1848 à 1851, date de la prise de pouvoir de Louis, cest une farce qui sest rejouée. " Louis Bonaparte, laventurier, dissimule ses traits dune trivialité repoussante sous le masque mortuaire de fer de Napoléon. [2] " On laura compris, je vais risquer le parallèle. Nous en sommes à la farce. Mais pour ce faire, pour construire le parallèle, il faut bien sûr commencer par se demander quel est lhistoire répétée, léquivalent de lhistoire romaine. A titre hypothétique, je proposerais ce moment important dans lhistoire européenne quon appelle globalement la Renaissance, avec la naissance de ce que lon nomme lhumanisme et aussi la mise en branle de cette mutation radicale des technologies intellectuelles que constitue limprimerie, mais encore avec la violence des guerres de religion et les bûchers de sorcières. Lhistoire est aussi compliquée que celle de Rome, je ne my attarderai pas. Ce qui mimporte est que se joue là une modification profonde des rapports au passé et au futur. La figure dun passé pesant, obscur, dont il sagit de se libérer, et dun avenir lumineux orientant le présent conquérant, audacieux ne suffit pas, bien entendu, à définir la Renaissance, pas plus que lexpulsion des Rois, la République et lEmpire ne définissent dailleurs lhistoire romaine. En revanche, cest, me semble-t-il, cette mutation que répètent depuis sur un mode " tragique " les révolutions scientifiques. Tragique, ici, doit bien entendu sentendre au sens propre, tragédie se déroulant sur une scène, pour un public conquis. Les imprécations peuvent bien fuser, les révolutions scientifiques font peu de morts. Comme la souligné Whitehead, dans Science and the Modern World, " Dans une génération qui a vu la guerre de Trente Ans et se souvient dAlbe aux Pays Bas, la pire chose qui soit arrivée aux hommes de sciences est que Galilée a subi une détention honorable et une douce réprimande avant de mourir tranquillement dans son lit. " [3]. Les violences sont rhétoriques et institutionnelles, les vivres sont coupés aux vaincus, mais sauf les généticiens de lépoque stalinienne, ils ne risquent pas leur vie. Pourtant, encore et encore résonne la même rhétorique, la rupture davec le passé (en loccurrence les collègues avec lesquels on nest pas daccord), laudace face à de terribles adversaires (les philosophes ou ces spectres que sont les préjugés), la lutte implacable contre les tentations séduisantes (ce que Bachelard appelait les " intérêts de la vie " dont les " intérêts de lesprit " doivent sarracher). Bref, le combat titanesque de la Lumière contre lObscur . Lorsque la répétition se fait farce, la révolution scientifique est devenue un droit. Elle est ce quon annonce, ce sur quoi on mise, bulles spéculatives qui font et défont des fortunes scientifiques alors que le public, parfois un peu désordonné, ne sait plus à quel génie se fier, quitte - horreur !, montée de lirrationalisme ! - à fabriquer un joyeux melting pot avec des Indiens rêvant de double hélice dADN et des explications quantiques de la voyance. Jaccepterai donc de Marx ce double point : les " Louis Bonaparte " de notre époque nont aucune importance, leurs envolées, leurs grands récits, leurs spéculations pseudo-métaphysiques sont une triste farce ; et ce qui importe est ce qui, éventuellement, se déguise derrière la tragédie, puis la farce, ce qui est dissimulé par les scènes jouées et rejouées devant un public toujours prêt à sentendre confirmer quil est dans lopinion, cest-à-dire, comme disait Bachelard, quil pense mal, ou pas du tout. Ou, comme le disait Freud, quil est défini par un narcissisme infantile et doit accepter la succession des blessures que lui impose lépopée scientifique. Mais la question beaucoup plus délicate qui se pose maintenant est la question de savoir ce que lon peut faire de ce parallèle. Si ce qui importe est ce qui est dissimulé, quest-ce qui est dissimulé ? Pour Marx, laffaire était entendue. Les déguisements, ceux de la tragédie comme ceux de la farce, dissimulaient une différence radicale : à lépoque romaine, écrit-il, la lutte des classes était restreinte à une minorité privilégiée : libres citoyens riches et libres citoyens pauvres. Au 19ème siècle, elle est généralisée, et cest elle qui commande la pensée de lavenir. " La révolution sociale du 19ème siècle ne peut tirer sa poésie du passé, mais seulement de lavenir. Elle ne peut pas commencer avec elle-même avant davoir liquidé complètement toute superstition à légard du passé. Les révolutions antérieures avaient besoin de réminiscences historiques pour se dissimuler à elles-mêmes leur propre contenu. La révolution du 19ème siècle doit laisser les morts enterrer les morts pour réaliser son propre objet. Autrefois la phrase débordait le contenu, maintenant cest le contenu qui déborde la phrase. " [4 La phrase débordait le contenu : la phraséologie romaine ennoblissant, habillait de grandiosité, la tâche de lépoque, à savoir léclosion et linstauration de la bourgeoisie moderne. Le contenu déborde la phrase : le prolétariat comme force de lavenir déborde lensemble des vieilles syntaxes ; leurs mots, à eux qui nont jamais eu la parole, sont inouïs, inimaginables, Je ne vais certainement pas mengager dans une discussion sur les rapports entre Marx, marxisme, pratiques se revendiquant de lun ou de lautre. Jai cité Marx parlant de la " révolution sociale " afin dindiquer le point où, en tout état de cause, une divergence doit être créée. Celui que je cite parle en vrai fils de la Renaissance : il ne répète pas sur une scène lopposition entre le passé et lavenir, il la produit là où il ny a ni public ni acteur, mais de la misère, de la violence, de la mort. Mais, dune manière ou dune autre, le parallèle quil sagit de construire doit nous situer autrement car nous, qui avons à penser le devenir farce du progrès scientifique, nous ne sommes pas en risque de mort. Seulement en risque dêtre submergés par la bêtise qui se drape dans les certitudes de lavenir. Résister à la bêtise implique de résister non à la répétition déguisée dun passé dores et déjà débordé par lavenir, mais dabord à la référence à lavenir au nom duquel passé et présent sont dores et déjà définis comme ce qui sera balayé par la " révolution scientifique " en gésine. Comment donc penser le devenir farce du progrès scientifique ? Une réponse se présente, très séduisante. Les scientifiques croient répéter le geste héroïque de la pensée libre se dégageant des pouvoirs traditionnels (geste héroïque qui ne concernait en effet quune minorité privilégiée). Mais, depuis la fin du 18ème siècle, époque à laquelle la notion de " révolution scientifique " est devenue un thème en soi - Lavoisier se présente à ses collègues sur ce mode, et les collègues en question commencent à se doter des institutions professionnelles qui les définiront face au " public " - ils accomplissent la tâche qui est la leur : linstauration généralisée de la technoscience, de la mise en opération systématique des savoirs et des choses. Et on comprend alors que la grande ambition, percer lénigme de la conscience, puisse être un leurre, puisse transformer en farce lévénement révolutionnaire. Du point de vue de linstauration de la technoscience, cela importe peu. Ce qui importe est que table rase soit faite de tout ce qui pourrait faire obstacle à la prise en main, à la redéfinition technique de ce qui compte. Le savoir, ici, ne découle pas dun événement, comme cest le cas des révolutions scientifiques, de la création réussie dune " prise " risquée, à partir de laquelle pourra être conférée à ce à quoi le scientifique a affaire la capacité de devenir partie prenante et exigeante dun savoir susceptible de satisfaire les risques de la vérification [5]. Lorsque la révolution tourne à la farce, laffirmation du savoir vient en premier, car ce sont les catégories de ce savoir qui préparent la situation où un pouvoir pourra uvrer : pour pouvoir trier, par exemple, il faut des catégories de tri. Et pour pouvoir transformer les comportements et les consciences en fonction des techniques, il nest aucun besoin de percer leur énigme, il faut et il suffit quaient été adéquatement différenciés ce qui compte et ce qui, au nom de lénigme à percer, peut dores et déjà être renvoyé au magasin des illusions bavardes. Cette réponse est séduisante, mais elle ne me convient pas car elle met celui qui la propose en position de dénonciation, non dinvention. Elle met en scène lavance technoscientifique comme indifférente à ce qui fait la différence entre tragédie et farce, puisque, dans un cas comme dans lautre, ce qui importe est le pouvoir de la redéfinition, et il importe peu, de ce point de vue, que celui-ci provienne de cette réussite quon appelle " preuve scientifique " ou dun savoir qui disqualifie ce qui lui fait obstacle. En ce sens, elle rejoint un certain cynisme auquel peut porter lanalyse marxiste, pour qui la différence entre les inventeurs de la révolution française et les acteurs de la farce aboutissant à la prise de pouvoir de Louis Bonaparte importe peu. Mais, à la différence de lanalyse de Marx, elle ne désigne aucune pensée, aucune pratique qui résistent à la toute puissance de la redéfinition que dissimulent la tragédie et la farce. Ce qui est mis en scène a lallure dun destin inexorable. Nous avons quitté lopposition entre passé pesant et avenir lumineux, certes, mais lhorizon des possibles est bouché. Il nest pas question pour autant de céder à la tentation de transformer la différence entre les " vraies révolutions " scientifiques et la farce sinistre de leur réplique en site à partir duquel pourrait prendre sens une pensée qui résiste. Ce serait prendre fait et cause pour les sciences expérimentales, quitte à attendre quune " vraie " révolution vienne un jour balayer les faux prétendants. Lopposition entre ce qui appartient à un passé pesant et dépassé et ce qui ouvre à un avenir lumineux reste de mise. Il ne convient pas non plus de dresser entre les sciences " objectives " et les domaines où elles tournent à la farce une frontière infranchissable, ce quont, depuis plus dun siècle, tenté les phénoménologues ou les partisans de la différenciation entre " sciences de la nature " et " sciences de lesprit ", entre " cause " et " raison " ou entre " explication " et " interprétation ". La célébration du " sujet " a pu nourrir de hautes pensées mais elle ne peut être la ressource pour une invention de résistance parce quelle a été dès lorigine et toute entière axée sur limpératif de résister à l" objectivité " scientifique. Elle a rêvé dun rapport de force, de deux domaines dégales consistances, se respectant dans lindifférence réciproque. Ce rêve nourrit aujourdhui lamentations et dénonciations, mais il ne fait que confirmer la mise en accusation de la technoscience à laquelle je tente déchapper, tout en respectant le modèle canonique de lopposition entre passé futur : le sujet qui est irréductible à lobjectivation est aussi celui qui a été arraché à ses illusions. Cest ici que je rejoins enfin la question de notre rencontre, " De la transe à lhypnose ", car lopposition entre passé et futur se retrouve à chaque tournant de lhistoire que désigne cette question. Le modèle qui hante cette histoire est clair, hanté par limpératif de purification. Au début étaient des techniques surchargées de croyances parasites (en Dieu, diable, divinités, etc.) Puis intervint la vraie science, qui définit ce que la technique en question mettait en uvre sans le savoir. Ce qui a pour corrélat que la technique, enfin purifiée de ses parasites, entre en rapport de progrès symbiotique avec lavancée de cette science. A ce modèle a répondu le magnétisme animal à ses débuts. Le " fluide magnétique " expliquait les crises et leur efficacité thérapeutique. Il élucidait de manière enfin scientifique les possessions réputées diaboliques et la pratique des exorcistes croyant mobiliser le pouvoir de la vraie foi. Ceux qui proposèrent lhypnotisme contre le magnétisme, convaincu dêtre parasité par des croyances " irrationnelles ", ont suivi le même modèle. La psychanalyse continua le même geste lorsquelle sest définie contre lhypnose, et la même doublé dune condamnation éthique : les lacaniens nous ont seriné tant et plus la fable de lhypnotiseur qui cède à la tentation dadopter la position de toute puissance propre au faiseur de miracle. Et à chaque fois, lopposition entre passé et avenir sest traduite par une condamnation de ceux qui se laissent tenter par un retour régressif, voire réactionnaire, au passé dépassé. La voie de résistance que je propose passe par la résistance à ce modèle. Transe et hypnose : les mots sont nôtres. Certes le terme " transe " est beau et fait allusion au pouvoir de ce qui, de lamour à la terreur, est capable de " transir ", de faire sortir de soi-même. Mais jai appris de Tobie Nathan à me méfier des mots, aussi beaux quils soient, car ce qui importe est lacte de nommer, de conférer le même nom. Jai appris à me méfier de toute nomination qui implique la prétention, ou même la possibilité, de ramener au même, sans négociation, ce qui ne sest pas reconnu comme tel. Le nom devenu commun ouvre un accès permettant, le cas échéant, de prétendre mieux savoir ce quils font que les praticiens, sans même avoir besoin de soumettre cette prétention à leur épreuve. Il sagit peut-être, comme laffirmeront beaucoup dethnologues, de ce quexige une science comment faire science sans comparer, et comment comparer sans rassembler mais cest ici que la puce vient à loreille : voici une différence qui compte, car les sciences expérimentales ne " nomment " pas sans quun dispositif ne vérifie que le nom communique en effet avec une prise effective. En loccurrence, nommer du même nom, transe, ce qui figure dans des pratiques différentes, ne signifie évidemment pas, pour tous les ethnologues, considérer que ce dont le pouvoir se manifeste lors de la transe est secondaire. Mais il sagit ici dapprendre à résister, cest-à-dire à prendre en compte que les bonnes intentions ou les intimes convictions ne suffisent pas. La nomination est vectrice de tentation, toujours la même tentation : purifier. Là où les praticiens savent reconnaître la signature de tel ou tel être, quil sagit de pouvoir nommer pour sadresser à lui, entrer en commerce, le leurrer ou lapaiser, celui qui " sait " par avance que cest un cas de transe sera, même sil respecte parfaitement les convictions de ses interlocuteurs, tenté de faire le tri, de renvoyer lêtre à lanecdote, à la " croyance culturelle ". Et sil ne le fait pas, dautres le feront pour lui. Les descriptions ethnologiques de la transe donnent leur matériau à ceux qui utiliseront ces descriptions pour introduire à un article traitant de la transe comme " état modifié de conscience ", quil sagit dexpliquer qui par la sérotonine, qui par lactivation corrélée de certaines régions cérébrales. Que signifierait en revanche sintéresser aux techniques en tant que telles, en résistant délibérément à toute possibilité douvrir la porte au jugement qui sépare, qui fait le tri entre efficacité à expliquer et croyance culturelle en surcharge ? De sy intéresser avec la même attention, par exemple, que les physiologistes et les éthologistes sont capables, lorsquils sont intéressants, de prêter à la multiplicité positive des corps et des ethos. Pour ceux-là, chaque corps, chaque ethos est, en tant que tel, invention incomparable dune manière d" exister pour un monde ", cest-à-dire aussi de se lier à des " forces " auxquelles leur invention confère une signification effective. Comme le dit Stephen J. Gould, " le monde à lextérieur passe à travers une frontière en une vitalité organique intérieure. [6] ". Les plantes ont " inventé " la lumière comme telle, les oiseaux la portance, et les animaux territoriaux le contraste puissant entre chez moi et pas chez moi. De telles inventions se célèbrent, elles permettent à beaucoup de biologistes de résister à la farce adaptationniste qui ramène lhistoire des vivants à la morale monotone des gènes égoïstes. Mais le prix qui donne sa signification à cette démarche est la dissociation avec une pensée capable de juger sans avoir à rencontrer, une pensée capable de ramener au même les événement par où le monde passe dans le vivant (le transit). Tenter de penser les techniques, et de rencontrer la pensée des techniciens, cest donc peut-être apprendre à résister au geste de purification qui fait la différence entre le passé pesant et lavenir lumineux, tout en résistant aussi bien à ceux qui dénoncent ce geste comme dissimulant une prise en main technoscientifique. Cest apprendre à résister en amont de la grande bifurcation moderne : techniques " objectivantes " dune part et, de lautre, voie de lauthenticité, culture du rapport à soi, responsabilité, liberté, respect contemplatif, retrouvailles avec les choses elles-mêmes, critique de lartifice, méditation quant au sens . Une telle approche permet de reformuler autrement le contraste entre " révolution scientifique " et " farce ". Car les sciences expérimentales seront comprises alors non pas à partir dun régime de vérité ou de connaissance adéquate mais par ce qui les singularise effectivement : leur symbiose avec des techniques qui, comme disaient Marx, libèrent les forces productives. Dautres scientifiques, comme Stephen Gould biologiste-historien de lévolution, pratiquent une science qui exige la rencontre avec un terrain semé dindices souvent trompeurs. On pourra dire que ce quils prolongent en les réinventant sont les anciennes techniques des " limiers ", pisteurs et enquêteurs. Dans ces deux cas, le " pouvoir " qui signale lefficace de la technique na pas été purifié par un savoir qui lexpliquerait, il est resté inaugural, et tous les savoirs sexpliquent à partir de lui. Mais il a été réinventé par ce qui lui est désormais demandé : conférer à ce à quoi nous nous adressons le pouvoir de " prouver ", de faire la différence entre ce qui est autorisé par le lien créé et ce qui nest que fiction. En contraste, lhistoire du magnétisme, puis de lhypnose est marquée par ce que lon pourrait appeler une anti-symbiose : le savoir procédant au nom de la preuve sest traduit par un démembrement de lefficace associée, sur un mode ou sur un autre, à ce que nous appelons " transe ", et par la production à répétition de ce que jappelle des " jugements fourre tout ". Ce fut le cas avec le verdict " ce nest que de limitation " des commissaires de 1784, avec le " ce nest que de la suggestion " qui a condamné les hypnotistes du 19ème siècle et que redoutait Freud par dessus tout, et avec le " ce nest quun jeu de rôle " qui hante les laboratoires de psychologie expérimentale au 20ème siècle [7]. Aucune once de ce pouvoir ne subsiste plus lorsque lon parle d" état modifié de conscience ". Corrélativement, ce sont, au cours de cette histoire, les " vaincus " qui nous parlent, qui disent quil y a démembrement, et non purification : le malheureux Deslon qui avait accueilli les commissaires autour de son baquet [8] ; les magnétiseurs qui protestèrent que la pratique des hypnotistes allait vider le " rapport ", sadressant à des personnes qui ne seraient plus " voyantes " mais " cas " soumis à démonstration dégradante, analogue au spectacles de foire [9]. Delbuf, qui avait appris les ambiguïtés de lhypnose [10], est mort trop tôt pour rire de la manière dont Freud entreprenait, pour faire valoir sa propre technique analytique, de la disqualifier, de la renvoyer à lordre du symptôme (lhypnotiseur est identifié par sa place, cest-à-dire celle que lui donne la personne hypnotisée). Et aujourdhui, ce sont les usagers des drogues (Indiens dAmazonie ou Européens bien de chez nous) qui protestent contre lattribution à la molécule et à son intervention dans les interactions neuronales des effets dont ils cultivent les pouvoirs transformateurs. Une autre manière dapprocher ce contraste est de souligner que, contrairement aux sciences expérimentales, marquées par une symbiose innovante, les sciences armées de jugements fourre-tout abaissent leur objet : le jugement en question signifie en effet que le scientifique sait mieux, quil est celui qui pose les questions, celui qui est capable de définir ce que pense et sent son sujet, et ne sera pas obligé à penser et à sentir par lui. Ceci ne signifie pas le moins du monde une mise en cause de lhonorabilité des scientifiques concernés, plutôt la mise en question de ce que leur science leur fait à eux aussi bien et peut-être même dabord. Ce que George Devereux avait déjà souligné en affirmant que les sciences qui mutilent mutilent dabord le scientifique qui doit, au nom de la méthode, devenir insensible à la signification de ce quil fait et apprendre à mépriser les questions sur lesquelles il doit faire limpasse. Je mettrai ce contraste sous le signe dune pensée de la preuve comme puissance pharmacologique, susceptible aussi bien dêtre remède ou poison. La preuve, dans les sciences expérimentales, est une réussite, et la possibilité de cette réussite fait agir, inventer, créer. Corrélativement, on peut associer les opérations grâce auxquelles ce à quoi sadresse lexpérimentateur peut devenir un " fait qui prouve ", un " témoin fiable " à des verbes positifs : magnifier, élever, rendre important, faire importer, savoir convoquer Ou instaurer un " faitiche ", comme le propose Bruno Latour [11] qui reprend à propos de l" être " des faits expérimentaux lénigme quopposèrent les fétichistes aux missionnaires. Oui, bien sûr, nous fabriquons les faits, lactivité expérimentale nest pas une cueillette de faits observables, cest une création dobservable. Mais non, ils ne sont pas " notre " fabrication, humaine seulement humaine ; leur pouvoir est ce qui nous fait penser et créer Pour suivre la transformation du pouvoir de la preuve de remède en poison, je prendrai lun des termes par lesquels jai caractérisé la réussite expérimentale : savoir convoquer, auquel correspond le dispositif expérimental comme dispositif de convocation. Le terme " convoquer " désigne bien le rôle humain : linitiative de la convocation et son apprentissage renvoient à ceux qui convoquent. Et la convocation nest pas un terme neutre, elle désigne le risque qui accompagne linitiative. Si un malfrat est convoqué au bureau de police et vient armé, accompagné de ses complices, et tue tout ce qui bouge, on ne peut parler de convocation réussie. Lorsquil sagit dexpérimentation, les exigences définissant la réussite peuvent se dire " quelque chose doit venir au rendez-vous expérimental " et cette venue doit permettre la création dun rapport, dun logos : à la fois lien intelligible (ce qui vient se manifeste comme partie prenante deffets que le dispositif avait pour finalité de susciter), pouvoir dire (ce qui vient est nommé par lopération qui le convoque, et ce nom nest pas une simple manière de classer ou de comparer, il désigne un être [12]) et pouvoir prouver (la nomination est vérifiée par des conséquences faites pour la mettre à lépreuve). Par contraste, lorsquil sagit des sciences dont la démarche abaisse leur objet, la convocation nest pas conçue comme risquée. Le scientifique compte bien que le sujet sera disposé à répondre aux questions les plus mal élevées, sous-tendues par la différenciation entre lui qui croit et celui qui sait. Mais la bonne volonté de celui qui se rend à la convocation est une facilité empoisonnée, comme la encore et encore montré lhistoire de lhypnose. Lorsque le scientifique, qui croyait avoir affaire à un témoin fiable, est convaincu de sêtre laissé renvoyer lécho de ce quil voulait par un sujet serviable, cest la catastrophe. Et en psychologie sociale, où lon a pris lhabitude de mettre en scène des situations qui fonctionnent " à linsu " des sujets, les " faits " ont une durée de vie assez courte, liée à une précaire solidarité entre collègues compétents à lencontre de lobjection : peut-être vos sujets nont-ils pas compris exactement ce que visait la situation, mais ils savent très bien que qui entre dans vos laboratoires sera trompé ; ils ont joué le jeu de la crédulité, et ce jeu contamine lensemble de leurs réponses. Bref, limpératif de la preuve, qui met en drame la différence entre témoins fiables et sujets serviables produisant des témoignages " complaisants ", transforme ici la preuve en poison : il impose de faire " comme si " la convocation sadressait à ce qui devrait pouvoir être défini comme témoin fiable, et expose le scientifique à une hantise paralysante : et si le sujet convoqué " me " répondait au lieu de se comporter sur un mode qui réponde à ma question ? On connaît la parade mise en place par les spécialistes de lhypnose expérimentale, qui a nom " paradigme de la simulation ". Toute mise en scène expérimentale doit pouvoir être également proposée à des simulateurs, et ce qui peut être simulé devra être éliminé comme nappartenant pas en propre à lhypnose. Ce qui signifie, de fait, que la convocation, loin de " magnifier " ce qui doit venir au rendez-vous, laffaiblit deux fois : dabord, en se cantonnant à des situations qui peuvent être également proposées à des simulateurs, ensuite en définissant ce qui sera identifié comme réponse significative à un " résidu ", ce qui subsiste lorsqua été éliminé tout ce qui pouvait être simulé. Alors que le " rapport magnétique " supposait létablissement dune relation longue, cultivée, entre le magnétiseur et son " sujet lucide ", la mise en scène expérimentale renvoie à lanecdote " invérifiable " tout ce qui ne peut être mis sous le signe du " nimporte qui ". Une telle mise en scène, régie par limpératif de la preuve, exclut a priori la possibilité de sadresser en tant que telle à l" expertise " de ceux quelle prend pour sujet, car la convocation doit pouvoir être adressée à " nimporte qui ", non à des sujets " doués ", et/ou ayant cultivé une pratique. Et ce " nimporte qui " sera soumis aux règles assurant sa soumission à la méthode. Ce qui importe est ce qui peut se dégager de séries de cas dénués de signification en eux-mêmes : la signification est attachée aux statistiques, ce sont les statistiques qui commandent la scène. Telle est donc ma version du " 18 brumaire du progrès scientifique ". Selon cette version, ce nest pas à partir dun jugement porté contre les scientifiques quil convient dopposer les " vraies sciences qui progressent " à celles qui demandent la soumission et dépendent de la soumission, mais à partir dun problème. Ce problème est que limpératif de la preuve, dobligation positive, devient poison lorsquil prévaut dans une situation où ce qui est interrogé est capable de " complaisance ", cest-à-dire, de fait, dintégrer dans son comportement un rapport interprétatif à la situation (ce qui est déjà le cas en éthologie animale). Cette version a une dimension " politique " car une question se pose immédiatement. Si nous vivions dans une société où importe, au moins autant que le " développement des forces productives ", le devenir-capable de penser, de sentir et dagir des personnes, il importerait peu que quelques farfelus identifient à de la " vraie science " les situations qui affaiblissent, voire insultent, ceux qui sont convoqués : jamais cette définition ne se serait imposée, et les sujets eux-mêmes, loin de se soumettre, de penser que le scientifique sait mieux, auraient ri et claqué la porte du laboratoire. La soumission des personnes, la disqualification de ce quelles pensent et sentent au nom de la science, conviennent aussi bien pour caractériser notre société que le développement des forces productives. Et cela jusquà la farce pleinement déployée : jusquà la question de la conscience définie comme dernière frontière, ce qui reste lorsque plus rien de ce que font les hommes et de ce que leurs techniques leur font faire ou les rendent capables de faire nest sensé poser problème. La conscience mise sous le signe du " nimporte qui ", posant le problème de sa pure existence au sein dune réalité réduite à des fonctionnements objectivement intelligibles. Contrairement à la dénonciation de la technoscience, la version que je propose nidentifie pas du tout " technique " et " prise en main qui asservit ". Bien au contraire, on pourrait dire : non, " malheureusement ", la psychologie na rien à voir avec une " technique ", car elle tourne le dos à qui nest pas réductible au " nimporte qui ", à ceux qui témoignent pour les devenirs divergents dont les humains peuvent devenir capable, et aux techniques qui font diverger. Alors que les sciences expérimentales ont réussi une symbiose originale entre savoir et technique, les pratiques qui sont victimes du poison de la preuve sont peuplées de notions fourre tout (suggestion, jeu de rôle, motivation, information, etc.) qui renvoient toute création divergente au " même ". Enfin, la version que je propose peut ouvrir à une pensée qui résiste. Ce que je vais maintenant tenter dexplorer. Je décrirai brièvement une première piste, que jai empruntée déjà [13] et qui met laccent sur lopposition entre témoins " complaisants " et " récalcitrants ". Cette piste conserve pour fil rouge le " pouvoir vérifier " tel quil a été associée à la preuve expérimentale, cest-à-dire au sens où il désigne un savoir produit par un scientifique à propos dune situation. Je mattarderai ensuite un peu plus sur une seconde piste, plus directement connectée à la symbiose entre savoir et technique et qui, elle, fait rimer vérification et devenir. Le contraste récalcitrant/complaisant est dabord critique. Il nest pas du tout assimilable au contraste rebelle/" voulant faire plaisir ". Est récalcitrant ce qui est indifférent au sens et aux enjeux de la convocation. Est complaisant celui qui accepte le rôle quon lui propose, et dont le comportement sera indissociable de la manière dont il interprète ce rôle, dont il lendossera. On la vu, cest lorsque les témoins sont complaisants que les situations cherchant à fabriquer une ressemblance, à produire un sujet répondant à une question dont, comme un électron ou une réaction chimique, il ignore le sens, sont tout entières organisées autour de la nécessité de " ruser ", damener le sujet à se tromper sur son rôle ou de faire intervenir des simulateurs endossant délibérément ce rôle. Doù un étonnant contraste. Dune part, la situation est close sur elle-même, refermée autour de sa propre ruse. Certaines ne pourront être répétées que si la publication dont elles ont fait lobjet est restée discrète (nul ne pourrait " refaire Milgram ") et, en tout état de cause, ce quelles montrent ne pourra être " vérifié " au sens expérimental de lart des conséquences, de la mise en scène dautres situations qui, si la première a réussi ce quelle prétend, devraient produire tel ou tel résultat. Chaque mise en scène constitue en ce sens une fin en soi : non pas un chaînon risqué dans laventure des " mais si ", des " et donc " et des " alors ", mais une pierre inerte censée sajouter à lédifice des savoirs enfin rationnels. Dautre part, ce que chaque situation " rusée " vise est le triomphe dune généralité, celle qui autorisait la question scientifique : la situation réalisée a dabord valeur dillustration particulière, " prouvant " lautorité dun " jugement fourre tout ". Son caractère clos importe donc peu, car la généralité na pas pour vocation dêtre vérifiée par des conséquences inédites mais darmer une interprétation " enfin scientifique " tout terrain, et notamment de juger, sans même les avoir rencontrés, les protagonistes dune situation concrète et les interprétations illusoires quils peuvent offrir de leur propre comportement. A cette démarche, qui confère à un savoir la valeur dune référence pour un jugement, qui fait de ce savoir la condition dun pouvoir juger, pourrait sopposer, et cest la première piste, une démarche qui maintient le lien entre savoir et récalcitrance et retrouve de ce fait lun des traits remarquables de la démarche expérimentale : le caractère sélectif de la réussite, le pouvoir comme événement dont dérive des savoirs. Mais ces retrouvailles ont pour prix labandon de la ressemblance entre lélectron et le témoin ayant le pouvoir de témoigner sans complaisance. Lévénement ne renvoie plus dabord au scientifique qui a réussi à conférer à un phénomène le pouvoir de témoigner de manière fiable, il renvoie à la capacité de ceux à qui sadresse ce scientifique de ne pas se soumettre, cest-à-dire de mettre en risque la pertinence des questions qui lui sont posées. Un " sujet récalcitrant " est le contraire du " nimporte qui ". La récalcitrance est ici inséparable dun devenir qui a rendu ce sujet capable de ne pas être complaisant alors même quil nest pas le moins du monde indifférent aux questions qui lui sont posées : tout rapport avec lélectron ou la réaction chimique est nul et non avenu. On peut le dire " expert " au sens où sa culture ou le mouvement social-culturel-politique auquel il appartient le rend capable dévaluer la manière dont le scientifique sadresse à lui et de refuser ce qui l" abaisse ", même si cest " au nom de la science ". Parler ici dexpertise ne signifie pas du tout que le " sujet récalcitrant " a titre à dicter au scientifique la manière dont il doit être caractérisé : la réussite, ici, est à nouveau la création risquée dun rapport, et sa vérification met à nouveau lentreprise scientifique sous le signe de linnovation. Ainsi, cest parce que les mouvements féministes ont été capables de produire des " femmes récalcitrantes " que lensemble de la littérature accumulée sur " les femmes " a dû être relue sur un mode nouveau, devenant témoignage de la manière dont des jugements " neutres " traduisent en langage savant ce que leurs auteurs admettaient comme normal et allant de soi. Et cest dans la mesure où des scientifiques ont appris de laventure féministe quils sont entrés dans une aventure de " mais si ", " et donc " et " alors ", devenant capables de discerner dans des situations chaque fois particulières la manière dont est produite et reproduite la définition de lhomme comme " normal " et de la femme comme écart plus ou moins accentué à la norme. Jen viens maintenant à la seconde piste, qui prolonge, quant à elle, plus directement le thème de la convocation réussie, et qui ne peut être réussie que parce quelle est risquée. La première piste, parce quelle suivait la relation entre question pertinente et récalcitrance, nous menait loin de la scène de la convocation qui est celle du laboratoire : a priori, quune femme, féministe ou non, accepte de répondre à des questions nest pas un haut fait. Il va sagir ici de prolonger cette scène, et de la libérer des enjeux de la preuve, cest-à-dire de la vérification axée sur une ambition de connaissance simposant contre les apparences.
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Le fait que ce dont témoigne le lien intelligible créé par une convocation réussie et associé à un pouvoir " nommer ", soit dissocié ici du " pouvoir mettre à lépreuve " [14] nest pas le signal de ce que nous nous adresserions à des pratiques hiérarchiquement " inférieures ", mais que nous changeons denjeu. Lenjeu nest plus une production de connaissance " à propos de ", il ne sarticule plus autour dune scène mettant en présence le producteur de connaissance et ce dont il parle. Cest parce que les humains, civils, répondent en général à une question qui leur est adressée dans une langue quils comprennent, quitte, sils sont récalcitrants, à en contester les implications ou la visée, que les sciences dites humaines ont pu se penser " tout terrain ", capables en droit de produire de la connaissance à propos de toute situation humaine. Il sagit ici de plonger les pratiques expérimentales dans le spectre des pratiques " techniques " risquant la création dune mise en rapport en tant que telle. Ce avec quoi il sagit dentrer en rapport désigne donc, par définition, ce qui échappe à la civilité langagière usuelle. Il existe un dicton chinois selon lequel lorsque le sage désigne la lune, le fou regarde le doigt qui désigne. Ce dicton présuppose ce qui, ici, est en question car il table sur la préexistence de ce que lon appelle les comportements sensori-moteurs, la communication entre lespace visuel, où brille cet être lointain quon appelle " lune ", et lespace des gestes, du doigt qui pointe. Lorsquil sagit de convocation risquée, le doigt importe autant que la lune. Les deux sont inséparables, car ils sont partie prenante de la production de lespace qui les articule. Le dispositif expérimental effectue une telle mise en rapport, un rapport exhibant dans ce cas limpératif de la preuve. Le rapport doit permettre de " rendre compte ", larticulation produit le registre des comptes, des manières dont ce qui est convoqué peut " compter ". Mais " rendre compte " nest pas la seule pratique qui importe. Quil sagisse de transe ou dhypnose, chaque fois quun rapport a été démembré, abaissé, réduit à un résidu, cétait au nom du compte à rendre. Résister à la transformation de la preuve en poison passe donc ici par la question des pratiques de convocation, multiples et de finalités multiples, en tant que telles. Cela signifie : résister à lidée quen dehors de la preuve, il ny a que convictions arbitraires, mais aussi résister à lopposition science technicienne/phénoménologie méditative ou respectueuse. La convocation est une pratique technique. Même le phénoménologue apprend à convoquer ses propres expériences (pratique de lépagogè husserlienne). Et cela signifie aussi et surtout résister aux habitudes qui disqualifient. Il sagit, par exemple, daccepter la magie sous son beau nom anglais, " Craft ", un savoir qui nimplique pas spécialement une " croyance " mais dabord un efficace. Ce qui implique enfin de résister au poison dune alternative plus vieille que les sciences modernes, peut-être solidaire de la lutte monothéiste contre les faiseurs de miracle, à savoir la disjonction entre " naturel " et " surnaturel " ou miraculeux. En effet, la catégorie de " surnaturel " en tant quopposée à ce qui sera dit " naturel " est partie prenante des pratiques de démembrement de lefficace propre à une technique de convocation. Pour être reconnu comme " surnaturel ", ce qui répond à la convocation doit être capable de résister aux épreuves polémiques qui exigent que lefficace résiste à la possibilité de sexpliquer " naturellement ". Quant à la nature, elle na pas de sens positif, mais traduit en retour que le " prétendu surnaturel " (par exemple les dons extra-lucides des magnétisées) na pas résisté à lépreuve. Elle devient ainsi une " notion fourre tout ", signalant que ceux qui pratiquent sont des dupes, ou des tricheurs Contrairement aux pratiques de convocation expérimentale, lexplication " naturelle " nest donc pas ici un haut fait, seulement un synonyme de disqualification. Elle ne demande aucune vérification, sa possibilité suffit. Mettre ce que nous appelons transe et ce que nous avons inventé sous les noms de rapport magnétique, puis dhypnose, sous le signe de pratiques techniques de convocation, signifie une divergence active par rapport à nos habitudes. Il ne sagit plus de demander à ces pratiques ce dont elles témoignent (pour nous, cest-à-dire abstraction faite des " croyances " des praticiens quant aux êtres quils convoquent). Il sagit de déplacer la différence qui passe usuellement entre savoir rationnel et croyance, et de la faire passer entre la multitude des choses qui " peuvent arriver " et ce quune technique, cest à dire une mise en culture, " fait arriver ". Nous avons pris lhabitude de penser que ce que le laboratoire " fait arriver " est la voie royale vers tout ce qui " peut arriver ". Il sagit de résister à cette habitude en plongeant les pratiques expérimentales dans lensemble de toutes les autres pratiques qui " font arriver ", et en affirmant que le " faire arriver " est premier, ce à partir de quoi nous apprenons à nommer, à discriminer, à caractériser, à penser. Ce que nous " savons " ne nous autorise donc pas à opposer ce qui " peut arriver " et ce qui serait impossible (ou miraculeux), car ce savoir porte sur ce avec quoi nous avons appris à entrer en rapport. Ceci ne signifie pas pour autant que tout apprentissage soit synonyme de " progrès ". Les techniques sont redoutables, capables du meilleur et du pire, et doivent être pensées comme telles. Mais il y a plus de sagesse dans la préoccupation des peuples qui apprennent à faire la différence entre un guérisseur et un sorcier que dans la condamnation courante de lhypnose en général comme " rite fasciste ". Lart des convocation risquées commence avec le plus anodin, et magnifie le plus anodin. Prenons lexemple de ce qui marrive, face à cet écran, de ce que ma situation, écrivant, " fait arriver ". Ce nest pas le moins du monde une production spontanée : la scène me désigne comme appartenant à ceux et celles pour qui lécriture est une convocation, qui savent lexpérience dune phrase rétive, que pourtant demande le texte, du mot qui fuit et dont on sait quil débloquerait une idée, ou dune idée qui se refuse, mais dont on sent la présence, quil sagit damadouer, de faire venir. On peut abaisser la chose en parlant de " problèmes psychologiques ", on peut la porter au sublime en parlant de langoisse de la feuille blanche. Je propose de la magnifier sur un mode technique et non pas existentiel. Qui cultive lécriture a appris à " faire arriver " ce qui nexistait pas encore. Lécriture engage un devenir, un mode de passage à lexistence qui ne dépend pas des intentions de lécrivain mais du dispositif de convocation quelle met en jeu. Et ce dont la présence est sentie comme telle, insistante quoique parfois fuyante, nest ni le mot, ni la phrase, ni lidée, cest une modalité dexistence quEtienne Souriau et Gilles Deleuze appellent " virtuelle ", dont mot, phrase ou idée, sils arrivent, constitueront une actualisation [15]. Je proposerai, à titre de parti pris indissociable dune pensée de résistance au poison de la preuve que toute convocation risquée engage un être, ce qui peut, ou non, se prêter à un mode de convocation. Certains modes de convocation présupposent le caractère intentionnel de ce qui est convoqué, dautres non. Mais cette différence nest pas une opposition. Comme écrivain, je sais que même si ce dont il sagit de produire une actualisation, le " virtuel ", nest pas " intentionnel en lui-même ", lidée que la situation " me veut " quelque chose est plus pertinente que celle qui me désignerait comme auteur libre et seule maîtresse du jeu. Je sais que si je néglige la présence fuyante et insistante, si je passe outre avec impatience, si je me dis, " cest mon texte, jai bien le droit ", jaurai " raté " ce qui importait. Et la victime de ce ratage, de cet abus de pouvoir, sera aussi bien moi que le monde lui-même, appauvri, qui se referme : " occasion manquée ", ce qui aurait pu être mais ne sera pas. On retrouve ici, opposée à la psychologie qui abaisse (quel beau symptôme je viens davouer !), la magnification associée à tout art de la convocation. On peut certes parler dans ce cas dune transe, ou dun état modifié de conscience, et je ne doute pas que limagerie cérébrale désignera, ou finira un jour par désigner, des zones du cerveau spécifiquement actives en ces circonstances. Mais on ne pourra les désigner que parce que ce que je viens de caractériser, ou dévoquer, appartient à une pratique, en loccurrence une pratique de luvre, sans doute la seule des cultures de la convocation risquée qui ait résisté chez nous à lalternative destructrice nature/surnaturel. Il nest donc pas étonnant que ce soit à propos de l " uvre à faire " quEtienne Souriau a déployé la distinction entre ce qui est actualisé et lêtre qui oblige luvrant. Un mot, un geste du pinceau, une tournure syntaxique, un coup de burin, une note, sont ce qui passe à lexistence, mais Souriau appelle " Ange de luvre " ce qui met luvrant à la question. Mot, geste, tournure se risquent comme réponse non pas à une question formulable mais à une insistance énigmatique : devine ou tu seras dévoré[16]. Dautres cultures, où il sagit de guérison par exemple, font exister autrement le risque, savent convoquer dautres modes dexistence, avec dautres dispositifs, dautres fabrications [17]. Une psychologie qui prendrait le risque de rompre avec le modèle dune connaissance " à propos " pour appartenir, comme les sciences expérimentales, aux pratiques de production de savoir en rapport de symbiose avec les techniques, devrait apprendre à nouer ce rapport de symbiose avec ces techniques de la convocation en tant quirréductiblement plurielles. Elle tenterait dapprendre à partir de ce qui nest pas à expliquer mais sexplique dores et déjà, souvent à la manière dun ensemble de recettes (" comment convoquer "). Et cela sans les réduire, mais peut-être en les caractérisant par un trait générique : un trait auquel chaque " recette pratique " confère une forme singulière, et qui nexiste que dans ces formes singulières, sans au-delà et sans que lune puisse en expliquer dautres Car un tel trait nouvre à aucune purification, ne permet ni ne suscite aucune hiérarchie, aucune différenciation entre ceux qui croient et ceux qui savent. Mais il peut néanmoins rassembler, en loccurrence en proposant dadresser les mêmes questions à chaque mode de convocation. Ces questions pourraient être : quel risque, quelle protection, quelle actualisation, quel efficace ? Pour dire ce trait, je propose un terme américain désormais important mais mal traduisible en français, car chaque traduction lampute de certaines de ses composantes : empowerment (devenir capable, entrer en pouvoir, entrer en relation avec un pouvoir, etc.). Le terme est associé aux pratiques activistes non-violentes contemporaines, et notamment aux sorcières néo-païennes créatrices de techniques susceptibles de faire converger lutte politique et spiritualité [18]. Malheureusement, il est dores et déjà compromis, devenu un mot dordre signalant la fin de toute conflictualité politique, la manière dont chacun est appelé à assumer son rôle pour gérer une situation, en assurer une " bonne gouvernance ". Ce pourquoi, il a pu être traduit en français par responsabilisation et associé à lensemble des entreprises moralisatrices par où lon demande à des sujets de se " sentir responsables ", de participer de manière responsable Mais il faut oser défendre les mots, au moins quelques mots, contre le déshonneur, ils sont trop rares et nous avons trop besoin deux. En loccurrence, " empowerment " est précieux en ce que, impliquant limpossibilité de jouer en anglais sur la distinction entre pouvoir et puissance (qui permet, le cas échéant, de disqualifier le pouvoir et célébrer la puissance), il restitue au pouvoir le sens neutre qui convient à des techniques aux effets redoutables, qui demandent attention et protection. Le pouvoir nappartient pas au sujet, au sens où le sujet (quil soit responsable et intentionnel ou " clivé ", ou " manipulé par un inconscient) est le fruit des noces " responsabilisantes " du juridique et des pratiques de laveu. Le pouvoir appartient dabord à lordre de lévénement, de la rencontre qui transforme et oblige. La convocation réussie se traduit par un empowerment, une transformation qui importe (importer est un autre terme générique) parce quelle engage la personne ou le groupe à qui elle advient en conférant au monde un nouveau pouvoir de faire sentir, penser et agir. Un troisième terme générique, proposé par Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux, est " agencement ", associé dans ce cas à la capture dune " force ". Lagencement ne sexplique pas à partir de la force, pas plus que celle-ci nest " faite pour être capturée ". Il ne faut donc pas chercher la force derrière lagencement, ou indépendamment de lagencement. Il ne faut pas chercher de " cause ", dont lagencement producteur de leffet pourrait se déduire. Tant la cause que leffet peuvent être nommés à partir de lagencement, et lon peut dire aussi bien que lagencement est ce quil est parce que la force est ce quelle est, et que la force a lefficace quelle a parce que lagencement est ce quil est. En conséquence, la question nest pas ce quest la force, ou ce quest lêtre quil sagit de convoquer mais ce que " fait arriver " lagencement. Lagencement cultivé, ou le dispositif de convocation sont inséparables de lapprentissage de ce dont la force capturée rend capable et de ce à quoi elle oblige. Quil sagisse dempowerment ou dagencement, ces termes conviennent car ils sont pertinents pour les dispositifs expérimentaux sans mettre pour autant de tels dispositifs au sommet dune quelconque hiérarchie, ce qui serait le cas pour tout terme axé sur une problématique de connaissance et non une pratique de transformation, dont, le cas échéant, certains savoirs peuvent suivre, mais toujours des savoirs dagencement, jamais des savoirs expliquant les agencements. Il en est ainsi des savoirs expérimentaux : la réussite dun dispositif ne sexplique pas, elle est ce que suppose toute explication. Et le scientifique qui a réussi est bel et bien transformé, devenu, selon lexpression de Bruno Latour, " appareil phonatoire " de ce quil a réussi à convoquer [19]. Une psychologie qui se risquerait à produire de tels savoirs dagencement, des questions symbiotiques avec les techniques de convocation devrait avoir en commun avec lexpérimentation les risques dune pragmatique spéculative. Nous ne savons pas ce qui peuple le monde, nos savoirs dépendent des rapports que nous réussissons à construire, cest-à-dire aussi à faire importer, des affaires risquées qui nous engagent et nous obligent. Ce que nous savons en revanche est que lengagement et les obligations qui ont la preuve pour axe ne désignent quun cas particulier, auto-limitatif : la pertinence de la convocation expérimentale implique que ce qui est convoqué se prête à la satisfaction dexigences exhibant lalternative polémique " ou bien la réponse donne le pouvoir de faire taire le scepticisme, ou bien elle na aucune valeur ". Sans même parler des divinités, aucun " Ange de luvre " ne se prêterait à un tel mode de convocation. Les questions génériques dune telle psychologie ne concerneraient évidemment pas des pratiques définies par une ambition de preuve, comme lhypnose expérimentale, ni des études neurophysiologiques des " états modifiés de conscience ", marquées par une ambition de généralité qui voue le psychologue à une position de transcendance par rapport aux particularités de chaque mode de convocation [20]. On nentre pas en symbiose avec des jugements généraux. En revanche, ces questions pourraient bien viser un savoir de type " éthologique ", concernant une pluralité ouverte dêtres en tant quils répondent à tel ou tel mode particulier de convocation, quils se prêtent à tel ou tel type de rapport. On se souviendra en effet que léthologie, savoir du comportement, désigne toujours une problématique de mise en rapport : on ne se comporte pas dans labsolu, mais toujours en rapport avec ceci ou cela. En loccurrence, des questions éthologiques notamment " que demande un être dès lors que lon prend le risque de tenter de le convoquer ? ", " quelles précautions exige une mise en rapport avec lui ? ", " quels effets redoutables entraînent, lorsque ce rapport se risque, limprudence, larrogance ou la naïveté ? " - sont vitales partout où les devenirs sont en jeu, où les obsessions dévorent, où les slogans axés sur le nimporte qui ou le nimporte quoi font des dégâts innommables [21]. Il est temps de conclure. Mon problème de départ, le devenir farce du " progrès scientifique ", désigne désormais, comme la proposition de Marx, une mise en scène caractérisée par la division entre les acteurs de ce progrès et un public soumis, susceptible daccepter que ce qui le fait sentir, penser et agir soit disqualifié sil ne peut satisfaire les exigences la preuve scientifique. Et tant les acteurs que leur public doivent dabord être définis comme " victimes " dun pouvoir, celui de la preuve, qui na pas été cultivé mais affirmé avec arrogance, comme sil appartenait en droit à une pensée enfin rationnelle. A côté de Marx, enfant de la Renaissance, je voudrais évoquer ici Whitehead, pour qui la Renaissance marqua une " révolte historique contrer la raison ", plutôt quun triomphe de la raison. Cétait la thèse de Whitehead, dans Science and the Modern World, que la " pensée moderne " issue de cette révolte est bel et bien malade dincohérence : elle doit se référer à la fois à un monde " objectif ", soumis en droit à la preuve, renvoyant à l'illusion ce que nous sentons et vivons à son contact, et à des sujets désincarnés, dont il faut supposer quils sont libres et critiques puisquils exigent des preuves, et qui sont donc radicalement étrangers au monde quils décrivent On ne sétonnera pas de ce que la psychologie ait été, plus que toute autre science, marquée par cette incohérence : expliquer " psychologiquement ", cest toujours expliquer une faiblesse, une soumission, et le psychologue se sentira insulté si on tente dexpliquer psychologiquement sa propre attitude [22]. La possibilité quune science abaisse ce à quoi elle a affaire est inséparable, je lai déjà souligné, dune question politique qui peut se situer au voisinage de Marx : notre histoire est caractérisée par un double registre, en décalage accentué : développement des forces productives mais non pas, surtout pas, développement de ce que jai appelé la multiplicité des modes dempowerment. A ce double registre correspond la figure que Whitehead, dans Science and the Modern World, nomme " le professionnel ", grande invention du 19ème siècle. Les professionnels, attachés au sillon de leur démarche, disqualifiant tout ce qui pourrait leur faire obstacle, ne sont pas, souligne Whitehead, une invention moderne. Ce qui est moderne est leur association avec ce qui a été appelé " progrès ". Et cest cette association que traduit la mise en tragédie des " révolutions scientifiques " et la farce de leur répétition tout terrain. Le psychologue " moderne " est un professionnel en ce quil renverrait à lanecdote, ou traiterait de manière superficielle et arrogante, la question de savoir comment expliquer " psychologiquement " la démarche du psychologue. Suivant les deux pistes que jai proposées (la première impliquait elle aussi, bien évidemment, la question de lempowerment, celui du témoin récalcitrant), on en arrive à une question que les activistes américains mettent sous le signe du " reclaiming ", autre terme mal traduisible qui désigne à la fois des pratiques de luttes revendicatrices, de réappropriation, de guérison, mais en les mettant sous le signe de devenirs qui rendent lutte et spiritualité indissociables. Lutter contre ce qui empoisonne, ici lutter contre le pouvoir qua sur nous la farce des jugements " révolutionnaires " scientifiques, na rien à voir avec récupérer ce dont nous serions aliénés, car le pouvoir quil sagit de " reclaim " nest pas nôtre. Cest pourquoi le diagnostic peut bien être " marxiste ", mais non pas le pronostic : le futur ne peut être mis sous le signe dune quelconque certitude, dun espoir de salut lumineux libérant des pesanteurs du passé. Si le passé pèse, cest de tout ce qui a été détruit. Si un futur se dessine, il passe par les interstices de ces destructions, par des devenirs qui tous sont précaires et vulnérables. En tout état de cause, contre Marx, je reprendrai la phrase de Whitehead liant lhumanité à la mise en aventure : le futur, que ce soit celui que nous fabriquent les professionnels ou celui qui découplerait aventure et professionnalisation, sera dangereux, mais " it is the business of the future to be dangerous " [23]. |
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Notes [1]. Ce
travail, inédit, sera publié dans le prochain N° de
la revue Ethnopsy/les mondes contemporains de la guérison, N°
5, 2002.. [7]. Voir I. Stengers, Lhypnose entre magie et science, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2002
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