Comment se débarrasser du psychanalyste
en nous ?


 

Texte prononcé lors de la journée d’étude sur Gilles Deleuze qui s'est tenue le 21 décembre 2005 à l’auditorium de l’Institut Van Leer à Jérusalem
L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari est un livre dont on peut aujourd’hui se demander qui l’a lu, qui a été traversé et modifié par lui. A écouter les commentaires, les réactions, on ne peut qu’avoir le sentiment que c’est un livre triplement obscène. Il est obscène pour les philosophes, il est obscène pour les marxistes et il est obscène pour les psychanalystes.
par Philippe Pignarre



Philippe Pignarre

Dans le mot obscène, il y a l’idée de brutalité, et cette saine brutalité a surgi dans les années 60 et 70 dans d’autres domaines, entre autres dans la littérature américaine. Je ferai le rapprochement par exemple avec les Contes de la folie ordinaire de Charles Bukowsky. Deleuze et Guattari écrivent des choses que Bukowsky aurait aussi pu écrire : « Toute écriture est de la cochonnerie » par exemple.

Lire Deleuze et Guattari c’est lire une œuvre pleine de force, d’énergie, de joie. Je crois que si on ne ressent pas de joie en lisant Deleuze et Guattari, si on ne se sent pas traversé par les concepts qu’ils fabriquent et proposent sans répit, alors il faut mieux arrêter de les lire et se mettre à faire autre chose. Mais si on les lit aussi comme des « philosophes critiques », je crois que l’on se trompe encore. Deleuze et Guattari ne font pas la « critique » de Freud dans L’Anti-Œdipe ou la « critique » de Marx sans Mille plateaux.

Pour les philosophes, ce fut une surprise : comment Gilles Deleuze pouvait-il se commettre avec Félix Guattari alors qu’il avait gagné le respect de ses collègues pour ses travaux sur Spinoza, Nietzsche, Bergson et même Kant ? Ce ne pouvait être pour eux qu’une mauvaise alliance, le détournement d’un philosophe respectable par un ludion politique inconstant et sans crédibilité. Deleuze se livrait là à une expérience que les milieux académiques détestent et les milieux académiques sont là justement pour fabriquer des règles, des consensus, qui doivent empêcher le plus possible ce type de détournement d’auteurs respectables. Or, le problème c’est que Deleuze a été détourné de son vivant ! Et que la double marque Deleuze et Guattari est sans exception sur tous les livres qui se succèdent à partir de cette date. Et que cette œuvre devient alors particulièrement florissante, fructueuse, surprenante.

Mais, de plus, dans L’Anti-Œdipe ils font de Marx le personnage principal. Car, c’est bien de Marx qu’il est surtout question, bien plus que de Freud. Or les philosophes ne savent bien souvent pas trop quoi faire avec Marx. Il les fascine au sens où il les paralyse, qu’ils préfèrent l’oublier, ou qu’ils deviennent « philosophes marxistes ». Le Marx que Guattari apportait était pourtant de la meilleure espèce, mais cela n’a pas aidé les psychanalystes à le saisir : Guattari a toujours été partie prenante de cercles politiques ultra-minoritaires anti-staliniens. Mis au travail dans l’alliance Deleuze-Guattari, Marx n’est plus ici une référence abstraite et intouchable pour aider à énoncer un programme politique, mais pour être soumis à l’épreuve, pour être expérimenté dans les situations les plus extrêmes. Cette notion de « mise à l’épreuve » est très différente de la notion de critique. Elle ne se situe pas en extériorité, elle est une position participante. Ils arrivent même, il fallait le faire, à utiliser Marx pour comprendre la sexualité (c’est une des propositions les plus surprenantes du livre : Deleuze et Guattari opposent à l’idée qu’il n’y aurait finalement un seul sexe – le sexe féminin ne se définissant que par le manque et la castration -, ou peut-être deux sexes, l’idée qu’il y a le sexe humain et le sexe non-humain, donc n sexes et c’est chez le Marx critique de la philosophie du droit de Hegel qu’ils trouvent cette opposition dont ils vont faire leur miel). Ils vont ainsi fabriquer une multitude de propositions qui auraient du intéresser outre les psychanalystes, les anthropologues, les sociologues, les historiens, un peu tous ces spécialistes de ces curieuses sciences humaines qui n’existaient pas au temps de Marx et qu’un philosophe comme William James a vu apparaître avec horreur et qui se sont figées dans des cloisonnements académiques.

Enfin, les psychanalystes se voyaient proposer d’abandonner jusqu’au nom de leur discipline – la psychanalyse au profit de la schizo-analyse– comme si elle était finalement viciée dès le départ, insauvable, pour inventer une « psychiatrie matérialiste » dont L’Anti-Œdipe voulait fabriquer la logique en rompant avec le « tournant idéaliste » qu’a représenté dans la psychanalyse (et dès son début) le mythe d’Oedipe. Il ne s’agissait pas de réconcilier Marx et Freud, comme ce fut le projet de Willem Reich (dont Deleuze et Guattari ne négligent pas pour autant l’héritage) qui voulait présider à une sorte de rencontre au sommet entre « sciences royales » : la science marxiste dialoguant, complétant la science freudienne. Pour Deleuze et Guattari, il s’agit bien plutôt de faire trembler le freudisme sur ses bases grâce à Marx, et réciproquement. Mais il y a plus : ils interrogent aussi Marx grâce à Marx et Freud grâce à Freud. L’Oedipe est indigne de Freud, même s’il est sans doute consubstantiel à l’invention psychanalytique, tout comme les notions d’ « idéologie », d’ « aliénation », de « prise de conscience » sont indignes du Capital de Marx, sont des concepts exécrables. Ils vont prendre chez Marx des notions que l’on pourrait dire un peu à l’abandon, ou dont ses héritiers n’ont jamais su trop quoi faire, comme le despotisme oriental (le mode de production asiatique) pour fabriquer de nouveaux outils d’analyse. Cela va leur permettre d’installer le surgissement de l’État, l’Urstaat, au centre de leur livre alors que l’on dit généralement qu’il s’agit d’un trou dans l’œuvre de Marx. Avec l’État commence le régime de la dette infinie, de la culpabilité. L’écriture bureaucratique triomphe des précédents régimes d’inscription sur le corps. « La voix ne chante plus, mais dicte, édicte ; la graphie ne danse plus et cesse d’animer les corps, mais s’écrit figée sur des tables, des pierres et des livres ; l’œil se met à lire ». C’est le début du « qu’est-ce que ça veut dire ? » qui remplace le « qu’est-ce que ça produit ? ». A l’âge de la cruauté a succédé l’âge de la terreur, avant que ne vienne le capitalisme, âge du cynisme. Oedipe, la plante horrible, peut commencer à pousser. Mais loin d’être une notion qui explique, qui aide à comprendre ce qui nous est arrivé avec l’État despotique puis avec le capitalisme, c’est une notion qui va avec eux, qui les accompagne, qui les aide même à s’installer. Le seul vrai mythe qui correspondrait à ce que la capitalisme nous a fait, c’est celui des zombis ! Oedipe accompagne la mauvaise conscience, la dette infinie. Deleuze et Guattari reconnaissent à D.H. Lawrence d’avoir compris très tôt cette « haine contre la vie, contre tout ce qui est libre, qui passe et qui coule ; l’universelle effusion de l’instinct de mort, - la dépression, la culpabilité utilisée comme moyen de contagion, le baiser du vampire : n’as-tu pas honte d’être heureux ? prends mon exemple, je ne te lâcherai pas avant que tu dises aussi « c’est ma faute », ô l’ignoble contagion des dépressifs, la névrose comme seule maladie, qui consiste à rendre les autres malades. » (p.320)


Ils vont aussi prendre chez Antonin Artaud la notion de « corps sans organe » pour en faire un concept marxiste. Beaucoup de lecteurs ont trouvé cette notion difficile. Il faut se souvenir de ce que Deleuze dit dans son Abécédaire sur le pli. Il dit son plaisir d’avoir reçu des lettres de membres d’une association de plieurs de papiers qui avaient été ravis de ce livre Le Pli. Avec le corps sans organe, on pourrait bien aussi prendre les choses aussi simplement. Le corps sans organe, c’est d’abord le capital. Puis, dans les sociétés précapitalistes, c’est le corps du despote, ou c’est le corps de la terre. Mais, avant cette généralisation, il est plus facile de commencer à comprendre le corps sans organe en le saisissant comme le capital tel que Marx en fait l’analyse. Il s’agit d’un concept qui nous aide à penser simultanément, dans le même plan d’immanence, ce que nous avons l’habitude de distinguer : infrastructure/superstructure, réalité/idéologie.


Deleuze et Guattari

Même s’ils ne cessent de se moquer de Freud, il y a aussi quelques passages de vraie tendresse pour sa tentative quand ils remarquent que la vocation première de la psychanalyse n’était pas de rajouter un code. Je ne crois qu’il y ait jamais eu chez Deleuze et Guattari l’idée qu’ils allaient réinventer la psychanalyse, qu’ils seraient écoutés, qu’ils allaient faire école. C’est peut-être là aussi que l’on pourrait nous aussi assumer que leur livre est un livre obscène, au sens étymologique d’obscenus qui signifie en latin de « mauvais augure »…

Et il est vrai que lorsque l’on fait le bilan de cette mise à l’épreuve de Freud par Marx, Freud en sort explosé, et parfois même ridiculisé. Marx, en revanche, s’en sort toujours magnifiquement bien. On pourrait dire que les deux auteurs ont appris sur un nouveau mode à pouvoir être interpelés comme « marxistes ». C’est sans doute un effet sur eux même produit par l’écriture de ce livre que j’ai envie de dire collectif tant il est peuplé avec les êtres les plus divers mis au travail d’une manière telle, que cette mise au travail continue même après la disparition des deux auteurs. Plus encore que tous les livres écrits par Deleuze seul ou Guattari seul ou les deux ensembles, ce livre est une « machine désirante », donc pleine d’imprudences dontcertaines seront corrigées dans Mille Plateaux qui se termine justement par un éloge du « faire attention » .

Il fallait donc au plus vite oublier L’Anti-Oedipe et il y avait sans doute plusieurs manières de le faire. Mais la pire a sans doute été celle des psychanalystes eux-mêmes qui ont considéré que les questions ouvertes étaient désormais fermées, que c’était en quelque sorte un livre « daté », un livre « dépassé ». On était prêt à reconnaître qu’il y avait eu des tentations réactionnaires, ou du conformisme, dans la psychanalyse. Deleuze et Guattari avaient sans doute eu raison –même si c’était maladroitement – de s’y opposer. Mais tout cela a dès le début été présenté par les psychanalystes comme une histoire dépassée, une histoire sur laquelle il ne fallait pas revenir. Deleuze et Guattari remarquaient déjà cette sorte de naïveté qu’il y a chez les psychanalystes de gauche : « En réalité, ils ne savent pas ce qu’ils font, ni quels mécanismes de répression ils servent, car leurs intentions sont souvent progressistes. » (p.367)

On a envie de leur demander : et maintenant tout va bien ? C’est fini le familialisme que Deleuze et Guattari combattent, à la suite d’ailleurs de Michel Foucault ? C’est ce dernier qui avait amorcé le débat dans son Histoire de la folie en expliquant que la psychanalyse avait prolongé ce qu’il y avait de pire dans la psychiatrie du XIXème siècle : son familialisme.

« La police avec nous ! jamais la psychanalyse n’a mieux montré son goût d’appuyer le mouvement de la répression sociale et d’y participer de toutes ses forces. (…) Voyez le Dr Mendel, les Dr Stephane, l’état de rage où ils entrent, et leur invocation littéralement policière, à l’idée que quelqu’un prétende se soustraire à la souricière d’Œdipe. Œdipe est comme ces choses qui deviennent d’autant plus dangereuses que personne n’y croit plus ; alors les flics sont là pour remplacer les grands-prêtres. » (p.96)

Il suffit d’observer les débats de société, et le dernier en date est sur l’homoparentalité, pour constater le nombre de psychanalystes qui s’expriment comme des experts du champ social – ou, pire, comme des experts auprès des tribunaux qui confirment : « oui, il est bien coupable, il a bien le profil d’un violeur d’enfants » -, et qui vont plus loin que tout ce que Deleuze et Guattari avaient pu imaginer en transformant les propositions oedipiennes en malédiction (des homosexuels élèvent un enfant ? Cela produira un schizophrène à la troisième génération déclare savamment un psychanalyste sur un plateau de télévision !), sans que cela ne provoque beaucoup d’émotion dans leur communauté savante. C’est quand Œdipe quitte la scène analytique proprement dite, et permet au psychanalyste de devenir expert sur le devant de la scène médiatique, qu’il rayonne le plus et montre son caractère maléfique.

Certains marxistes en ont rajouté une couche : le travail de Deleuze et Guattari doit être resitué dans son contexte, celui un peu délirant de l’après 68. Et c’est ce contexte qui va permettre de rendre compte du mouvement d’idées. On arrive même à dire que certaines de leurs idées, comme celle de déterritorialisation, ont été une manière d’aider le capitalisme. Finalement, Deleuze et Guattari, ce n’est pas si différent d’Hayek ! C’est qu’ils n’ont pas de programme ! et qu’ils l’assument !

La réduction est évidemment misérable dans les deux cas. Ceux qui auraient du applaudir et tenter d’inventer des manières de prolonger le travail de Deleuze et Guattari, renonçaient et rejoignaient la cohorte de tout ceux qui voudraient faire retomber la chape de plomb académique.

La tâche que se donnent Deleuze et Guattari avec L’Anti-Œdipe est immense. Ils vont proposer un patchwork de concepts qui vont traverser de multiples champs de connaissance. Je voudrais en réexaminer quelques uns avant d’essayer de voir ce qui s’est passé récemment dans le champ de la psychiatrie et de la psychanalyse qui nous permettraient de donner de nouvelles couleurs à ces concepts.

 

Le schizophrène

Il y avait évidemment une manière de brouiller la division sociologie/psychologie dès le départ. C’était de faire voyager les concepts d’un champ dans l’autre, comme si de rien n’était, sans avoir à s’en justifier, comme si en ne reconnaissant pas cette division on pouvait alors faire cette libre expérience pour voir ce que cela produisait. Deleuze et Guattari utiliseront ainsi les notions de pervers, de paranoïaque et de schizophrène en dehors du champ strictement psychopathologiques où ils ont été inventés.

L’idée de départ c’est que la psychanalyse a mal débuté. Elle s’est complètement organisée, à la fois conceptuellement et comme dispositif technique, autour de la névrose. D’où le divan, le cabinet du psy en ville (la psychanalyse inaugure la « psychiatrie de ville » à une époque où les psychiatres sont seulement dans les asiles, sous le nom d’aliénistes) qui s’est « moulée sur la médecine bourgeoise la plus traditionnelle ». Cela triomphe avec Œdipe ou, il faudrait mieux dire, l’oedipianisation du champ psychologique et social par la psychanalyse. Le névrosé accepte assez bien de se couler dans le moule. Il n’a pas beaucoup les moyens de résister à ce forçage. Mais avec le schizophrène l’opération « laisse tes machines désirantes à la porte, abandonne tes machines orphelines et célibataires, ton magnétophone et ton petit vélo, entre et laisse toi oedipianisé » (p.65) ça ne marche pas ! « Dis que c’est Œdipe, sinon t’auras une gifle » (p.54) ça ne marche pas !

C’est le père paranoïaque qui oedipianise l’enfant avec la bénédiction du prêtre et du psychanalyste. Et derrière le père on voit se profiler, le patron, le chef, le curé, le flic, le soldat. Alors on peut lier le psychologique au social, le moléculaire au molaire sans avoir recours aux « vagues accusations sur le mode de vie moderne » (p.433) .

Le schizophrène fait fuir le système par tous les côtés. Il ne délire pas sur papa-maman, mais il délire sur la guerre, sur les races, sur le monde. Il fait sauter les petits arrangements entre amis moi-papa-maman et le psychanalyste que le névrosé conforte. Le schizophrène c’est d’abord l’inverse d’Œdipe, c’est celui qui fait qu’Œdipe ne marche plus. Le schizophrène c’est celui qui « a porté ses flux jusque dans le désert ». Œdipe nous apprend la résignation ; il est le mécanisme qui aide les machines sociales à réprimer les machines désirantes. Il a transformé la psychanalyse en une machine de codage des flux de désir en rabattant tout sur le triangle papa-maman et moi. C’est un outil de dépolitisation. Le schizophrène c’est ce qui n’est pas oedipianisable et j’insiste, pour le meilleur et pour le pire. Il nous restitue le monde à la place de papa-maman et moi. Le schizophrène est comme le révolutionnaire. C’est celui qui dit : « Non, je ne suis pas des vôtres, je suis le dehors et le déterritorialisé, je suis de race inférieure de toute éternité,… je suis une bête, un nègre ». (p.125)

Il y a évidemment un rapport entre le schizophrène et le capitalisme. Le capitalisme détruit tous les codes qui avaient été mis en place pour réguler les flux. Le schizophrène fuit aussi tous les codages. Mais le capitalisme est hanté simultanément par une sorte de nostalgie de l’Urstaat, l’Etat despotique. La figure du schizophrène représente donc une sorte de libération absolue de tous les codes alors que le capitalisme qui croyait pouvoir le faire fait, finalement, toujours l’inverse. Le schizophrène c’est ce qui nous permet de comprendre que nous n’avons rien à voir avec le capitalisme, que c’est même l’ennemi absolu. Le capitalisme est le pire des trois systèmes. Il a même réussi à transformer en « instinct ce qui est une production sociale historique.

 


Gilles Deleuze

Lier le grand et le petit

Faut-il partir du petit pour aller vers le grand ou, à l’inverse, expliquer le petit par le grand, dans le style « si les jeunes se droguent c’est à cause de la société » ? Ou encore : si les déprimés se multiplient c’est la « contrepartie » d’une société plus stressante, qui exige quelque chose de nouveau de la part des individus. Gabriel Tarde s’était déjà moqué de cette tentative d’utiliser « la société » comme facteur explicatif, alors que c’est justement elle qui doit être expliquée. L’antipsychiatrie a fait une erreur semblable ; en renvoyant la folie à la société, elle s’est coulée dans un sociologisme impuissant.

On voit bien sur cette question les effets en miroir de la mise à l’épreuve de Marx et de Freud. Pour Freud, la notion essentielle est celle de « sublimation ». On sublime son énergie sexuelle pour entrer en société. Cette affaire de sublimation comme proposition sociologique n’a évidemment pas eu un grand avenir mais les psychanalystes l’ont courageusement maintenu. Cela leur donne le droit de parler comme experts sur une multitude de sujets qui ne relèvent pas de la psychologie, mais, par exemple, du destin des grands hommes. Elle est tout simplement ridicule aux yeux de Deleuze et Guattari.

Mais il y a chez les marxistes une notion en miroir que Deleuze et Guattari considèrent comme une horreur : celle d’idéologie. Elle permet d’expliquer, en gros, pourquoi il n’y a pas de coïncidence entre les classes sociales et leur intérêt. Pourquoi les classes opprimées peuvent réclamer plus d’oppression. « Pourquoi les hommes combattent-ils pour leur servitude ? ». Intérêt et désir peuvent se contrarier. C’est ici qu’à la notion de classe, Deleuze et Guattari ajoutent les notions de minorité et celles de groupe assujettis et de groupes sujets qui sont définis par leurs désirs.

La notion d’idéologie est, au cœur du marxisme, une notion idéaliste. Car comment croire que l’idéologie pourrait être assez forte pour contrarier les productions enracinées dans la production matérielle ? On pourrait dire que comme l’a également fait la psychanalyse, la notion d’idéologie substitue une forme expressive à une forme productive. Comme la psychanalyse, elle remplace l’usine par le théâtre. Elle fait l’économie de la nécessité de penser simultanément le petit et le grand, ce que Deleuze et Guattari appellent le moléculaire et le molaire.

La notion de « flux » qui sont codés de manière très différente selon que l’on soit sauvages, barbares ou civilisés est héritée de Marx (flux de capitaux, flux de marchandises) mais elle est poussée à ses limites de manière à englober les flux de désir, les flux de sperme, de sang, de merde… les flux de connaissance et les flux de conneries. Les flux sont généralisés pour nous éviter d’avoir à utiliser des outils théoriques contradictoires selon que l’on s’intéresse à des phénomènes moléculaires ou à des phénomènes molaires. Il n’y a plus une infrastructure et une superstructure, il n’y a plus de symbolique et d’imaginaire, mais une seule infrastructure repeuplée de tout ce que les théoriciens l’avaient vidé.

Pour Deleuze et Guattari, au départ il n’y a ni l’individu (comme on les en a accusé en les faisant passer pour les chantres irresponsables des « révolutions moléculaires »), ni le social (dont il faut expliquer les modes de fabrication). Au début, il y a des machines. Et ces machines peuvent être sociales (Marx les a admirablement bien analysées) mais elles peuvent aussi être désirantes (et là le travail d’invention reste à faire en sauvant Freud de Freud) c’est-à-dire des machines fonctionnant à la libido comme les machines sociales fonctionnent au travail. Mais il faut sauver Freud de Freud, car il a immédiatement annulé le caractère subversif de sa découverte avec trois notions : l’instinct de mort, la castration, Œdipe. Ces notions ont joué dans la psychanalyse un rôle d’anti-production, comme il y a toujours une anti-production au sein même de la production capitaliste. Avec l’instinct de mort, la psychanalyse a célébré ses noces avec le capitalisme.

Tout est donc machine, fabrication, production. Ce n’est pas une métaphore. Et les machines désirantes s’emboitent dans les machines sociales. Il faut en rendre compte avec les mêmes mots, avec les mêmes outils. Il faut les penser simultanément. Elles appartiennent toutes les deux à ce que les marxistes appellent l’infrastructure. On peut passer d’une face du socius à l’autre : sur une face il y a les ensembles molaires de production sociale, sur l’autre il y a les multiplicités moléculaires de production désirante. La seule différence qui existe entre les machines sociales et les machines désirantes, c’est que les premières travaillent admirablement bien, que leurs mécanismes de reproductions sont bien huilées, que même les crises (comme l’a montré Marx) servent à leur fonctionnement sans fin : l’accumulation pour l’accumulation, la production de plus-value pour la production de plus-value. Elles fonctionnent en s’usant et en transférant leur valeur. Le capitalisme a remplacé les modes de codage des flux de marchandise et de plus-value des sociétés précédentes (le despote détournait ainsi la production à son profit) au profit d’une axiomatique, toujours réinventée, toujours redistribuant la même double question : qu’est-ce que l’Etat laisse faire au capitalisme et qu’est ce que le capitalisme fait faire à l’Etat ?

Ce qui sépare les machines désirantes des machines sociales, c’est leur régime : alors que les machines sociales tournent bien, les machines désirantes ratent toujours : elles fonctionnent de manière détraquée.

Si la notion d’idéologie était impuissante à nous permettre de comprendre pourquoi classes et intérêts ne correspondent que si rarement, cette notion élargie de « production » et de « machine » va nous permettre de penser, en plus des classes sociales, la notion de groupes, qu’il s’agisse de groupes sujets ou de groupes assujettis.

La question n’est plus alors celle de la révolution dont les héritiers de Marx croient avoir hérité. La question devient celle des devenirs des minorités qui n’ont pas pour vocation de devenir majoritaires, la question des devenirs révolutionnaires et des manières dont elles peuvent être infiltrées par du contre-révolutionnaire, voire du fasciste.

Vingt ans après

Nous avons autant de raisons aujourd’hui d’être saisi de frayeur par le monde dans lequel nous vivons que de raisons de nous méfier des grandes déclarations définitives et apocalyptiques. Les voies pour passer entre cette frayeur et ce moyen autistique de se rassurer sont évidemment étroites. Elles passent par la création de groupes sujets.


Comment hériter de cela quand on est éditeur ? Comme tel j’ai été traversé par l’œuvre de Deleuze Guattari. Cela aiguise mes recherches pour rééditer des auteurs disparus ou trouver, susciter des auteurs vivants, les aider à avoir l’énergie d’écrire. Les éditeurs sont peut-être une espèce en voie de disparition, comme les scientifiques (je ne résiste pas au plaisir de faire cette digression en présence d’Isabelle Stengers dont j’édite au mois de février 2006 un ouvrage intitulé La vierge et le neutrino : la machine capitaliste peut sans doute « laisser des savants, des mathématiciens par exemple schizophréniser dans leur coin et faire passer des flux de code socialement décodés que ces savants organisent dans des axiomatiques de recherche dite fondamentale. Mais la véritable axiomatique n’est pas là - les savants on les laisse tranquilles jusqu’à un certain point, on les laisse faire leur axiomatique à eux ; mais vient le moment des choses sérieuses… La véritable axiomatique est celle de la machine sociale elle-même, qui se substitue aux anciens codages, et qui organise tous les flux décodés, y compris les codes de flux scientifiques et technique, au profit du système capitaliste et au service de ses fins. » (p.277) ).


Il est possible que les éditeurs fassent partie des survivants. Deleuze et Guattari écrivent :
« L’écriture n’a jamais été la chose du capitalisme. Le capitalisme est profondément analphabète. La mort de l’écriture, c’est comme la mort de Dieu ou du père, il y a longtemps que c’est fait, bien que l’événement mette longtemps à nous parvenir, et que survive en nous le souvenir de signes disparus avec lesquels nous écrivons toujours. » (p.285)

Vingt après L’Anti-Œdipe, un autre livre paraissait qui devait décider de ma carrière d’éditeur. Le Cœur et la raison était également issu d’une rencontre entre deux auteurs : la philosophe Isabelle Stengers et un psychanalyste pratiquant l’hypnose, Léon Chertok. Dans les deux cas un même texte de Freud est particulièrement interrogé Analyse terminée et analyse interminable. Deleuze et Guattari font preuve ici de cette tendresse que j’ai évoquée au début de ce texte :


« Une grande beauté anime ce texte de Freud : on ne sait quoi de désespéré, de désenchanté, de lassé, et en même temps une sérénité, une certitude de l’œuvre accomplie. C’est le testament de Freud. Il va mourir, et il le sait. Il sait que quelque chose ne va pas dans la psychanalyse : la cure tend de plus en plus à être interminable ! Il sait qu’il ne sera plus là, bientôt, pour voir comment ça tourne. Alors il fait le recensement des obstacles à la cure, avec la sérénité de celui qui sent quel est le trésor de son œuvre, mais déjà les poisons qui s’y sont glissés. » (p.77)


Pourquoi la tentative psychanalytique a-t-elle échoué ? Et cette question, à nouveau, n’est pas posée au nom d’une rationalité supérieure, mais pour voir comment on pourrait reprendre l’ambition freudienne, une fois qu’elle est débarrassée de sa prétention universaliste et scientifique que Deleuze et Guattari avaient identifiée avec Oedipe. L’Anti-Œdipe propose de repeupler le monde que l’oedipianisation a désertifié. Il faut sortir de ce qu’ils appellent la monotonie de la psychanalyse, son caractère affreusement morne. Il faut remettre de la joie, de la découverte dans la psychanalyse. Et cela, ils vont le chercher dans les quelques récits de cures qu’ils ont trouvé chez des ethnologues et qu’ils rapportent soigneusement. Ils écrivent :


« C’est curieux qu’il ait fallu attendre les rêves de colonisés pour s’apercevoir que, aux sommets du pseudo-triangle, la maman dansait avec le missionnaire, le papa se faisait enculer par le collecteur d’impôts, le moi, battre par un Blanc » (p.114)

Ce sera pour eux le rôle de la schizo-analyse, dont la première tâche sera « détruire, détruire : la tâche de la schizo-analyse, passe par la destruction, tout un nettoyage, un curetage de l’inconscient. Détruire Œdipe, l’illusion du moi, le fantoche du surmoi, la culpabilité, la loi, la castration… » (p.371) .


La proposition de Deleuze et Guattari qui revient en permanence, c’est « cesser d’interpréter », c’est passer de « qu’est-ce que ça veut dire ? » à « comment ça marche ? », « quelles sont tes machines désirantes ? », « qu’est-ce que ça produit ? ». Ils disent encore « Interpréter, c’est notre manière moderne de croire, et d’être pieux. » (p.202) L’arme de l’interprétation a permis à la psychanalyse de se sortir à bon compte de tous les mauvais pas où elle s’est mise ; ainsi elle interprétera les résistances à la psychanalyse, et même l’absence manifeste d’Œdipe sera interprétée comme une « privation, un manque ». Mais n’est-ce pas là, disent Deleuze et Guattari « une vieille opération métaphysique » ?


« C’est pourquoi, lorsque l’on considère des cas pathologiques et des processus de cure dans les sociétés primitives, il nous paraît tout à fait insuffisant de les comparer au processus psychanalytique en les rapportant à des critères qui restent empruntés à celui-ci : par exemple un complexe familial, même différent du nôtre, ou des contenus culturels, même référés à un inconscient ethnique – comme on le voit dans les parallélismes tentés entre la cure psychanalytique et la cure chamanique (Devereux, Lévi-Strauss). (…) C’est de ce point de vue qu’il fait considérer beaucoup de cures primitives (et ils reprennent un cas de traitement chez les Ndembu rapporté par Victor Turner) ; ce sont des schizo-analyses en actes. » (p.196) Il n’y a plus de métapsychologie triomphante, en position de surplomb, plus de privilège pour la psychanalyse, remise au rang d’une ethnopsychologie parmi d’autres.


Vingt ans après, c’est cela que l’ethnopsychiatrie essaiera de mettre en acte en inventant un nouveau dispositif technique qui intègrera, comme l’avaient fait Deleuze et Guattari, une critique de Devereux. La schizo-analyse n’est pas une nouvelle manière de prendre en charge les patients, n’est pas une nouvelle proposition métapsychologique, réussissant là ou Freud a échoué, c’est beaucoup plus une nouvelle manière de faire de la politique et, entre autres, une nouvelle politique thérapeutique. Ce qui ne veut pas dire que l’on va pouvoir continuer à faire de la psychanalyse, ici, comme si de rien n’était. On aura appris quelque chose de nouveau, grâce à la schizo-analyse, que l’on pourrait résumer avec cette citation : « Jung remarque que le psychanalyste dans le transfert apparaissait souvent comme un diable, un dieu, un sorcier. » (p.54)


Dès que l’on quitte le théâtre de l’inconscient, pour l’usine, la famille fuit de tous les côtés : « il y a toujours une tante qui est partie avec un militaire. » (p.116) Une grand-mère sorcière qui enseigne à sa petite fille comment manger ses frères et sœurs, ajoutera Tobie Nathan. Le schizo-analyste n’interprète pas, c’est un mécanicien. Il y aura toujours plus de choses nouvelles, surprenantes, dans les usines que dans les théâtres. « Freud ne supportait pas une simple plaisanterie de Jung, disant qu’Œdipe ne devait pas avoir d’existence bien réelle puisque même le sauvage préfère une femme jeune et jolie à sa mère ou à sa grand-mère. » (p.136)

 

Et ils montent le ton contre les psychanalystes partis, comme des missionnaires, à la conquête du monde. Ils trouveront Œdipe, « Alors oui, un cadre oedipien s’esquisse pour les sauvages dépossédés : Œdipe de bidonville. (…) Œdipe, c’est quelque chose comme l’euthanasie dans l’ethnocide. » (p.199)


Une psychiatrie matérialiste pourrait donc donner naissance à une psychiatrie très politique, et tout simplement démocratique. Les psychanalystes ont cru qu’ils avaient comme ennemi la psychiatrie biologique, les systèmes de classification des troubles mentaux comme le DSM. A cela ils opposent désormais l’humanisme de leur vision du monde car seuls, ils prennent en compte la souffrance du patient dans son irréductibilité individuelle. Mais cela fait rire les patients comme en écho au rire de Deleuze et Guattari. Eux n’ont pas vu des ennemis dans la psychiatrie biologique et dans les classifications. Ils les ont investis sur un mode « schizophrénique » auraient pu dire Deleuze et Guattari (« on n’écoutera aucune de vos prétentions mais on vous demandera seulement : que savez-vous faire ? ») et ils les ont redéfini à la surprise générale et en particulier à la surprise de leurs initiateurs. La psychiatrie biologique, c’est désormais ce qui permet de déculpabiliser les patients. Les classifications, c’est ce qui permet aux patients de s’organiser et de mettre les thérapeutes sous observation collective.


Felix Guattari


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