Comment se débarrasser
du psychanalyste en nous ? |
|
|
Texte prononcé lors de la journée détude sur Gilles Deleuze qui s'est tenue le 21 décembre 2005 à lauditorium de lInstitut Van Leer à Jérusalem |
LAnti-dipe
de Deleuze et Guattari est un livre dont on peut aujourdhui se demander
qui la lu, qui a été traversé et modifié
par lui. A écouter les commentaires, les réactions, on ne
peut quavoir le sentiment que cest un livre triplement obscène.
Il est obscène pour les philosophes, il est obscène pour les
marxistes et il est obscène pour les psychanalystes. |
|
|
|
|
Dans
le mot obscène, il y a lidée de brutalité,
et cette saine brutalité a surgi dans les années 60 et 70
dans dautres domaines, entre autres dans la littérature américaine.
Je ferai le rapprochement par exemple avec les Contes de la folie ordinaire
de Charles Bukowsky. Deleuze et Guattari écrivent des choses que
Bukowsky aurait aussi pu écrire : « Toute écriture
est de la cochonnerie » par exemple. |
Pour les philosophes, ce fut une surprise : comment Gilles Deleuze pouvait-il se commettre avec Félix Guattari alors quil avait gagné le respect de ses collègues pour ses travaux sur Spinoza, Nietzsche, Bergson et même Kant ? Ce ne pouvait être pour eux quune mauvaise alliance, le détournement dun philosophe respectable par un ludion politique inconstant et sans crédibilité. Deleuze se livrait là à une expérience que les milieux académiques détestent et les milieux académiques sont là justement pour fabriquer des règles, des consensus, qui doivent empêcher le plus possible ce type de détournement dauteurs respectables. Or, le problème cest que Deleuze a été détourné de son vivant ! Et que la double marque Deleuze et Guattari est sans exception sur tous les livres qui se succèdent à partir de cette date. Et que cette uvre devient alors particulièrement florissante, fructueuse, surprenante. Mais, de plus, dans LAnti-dipe ils font de Marx le personnage principal. Car, cest bien de Marx quil est surtout question, bien plus que de Freud. Or les philosophes ne savent bien souvent pas trop quoi faire avec Marx. Il les fascine au sens où il les paralyse, quils préfèrent loublier, ou quils deviennent « philosophes marxistes ». Le Marx que Guattari apportait était pourtant de la meilleure espèce, mais cela na pas aidé les psychanalystes à le saisir : Guattari a toujours été partie prenante de cercles politiques ultra-minoritaires anti-staliniens. Mis au travail dans lalliance Deleuze-Guattari, Marx nest plus ici une référence abstraite et intouchable pour aider à énoncer un programme politique, mais pour être soumis à lépreuve, pour être expérimenté dans les situations les plus extrêmes. Cette notion de « mise à lépreuve » est très différente de la notion de critique. Elle ne se situe pas en extériorité, elle est une position participante. Ils arrivent même, il fallait le faire, à utiliser Marx pour comprendre la sexualité (cest une des propositions les plus surprenantes du livre : Deleuze et Guattari opposent à lidée quil ny aurait finalement un seul sexe le sexe féminin ne se définissant que par le manque et la castration -, ou peut-être deux sexes, lidée quil y a le sexe humain et le sexe non-humain, donc n sexes et cest chez le Marx critique de la philosophie du droit de Hegel quils trouvent cette opposition dont ils vont faire leur miel). Ils vont ainsi fabriquer une multitude de propositions qui auraient du intéresser outre les psychanalystes, les anthropologues, les sociologues, les historiens, un peu tous ces spécialistes de ces curieuses sciences humaines qui nexistaient pas au temps de Marx et quun philosophe comme William James a vu apparaître avec horreur et qui se sont figées dans des cloisonnements académiques. Enfin, les psychanalystes se voyaient proposer dabandonner jusquau nom de leur discipline la psychanalyse au profit de la schizo-analyse comme si elle était finalement viciée dès le départ, insauvable, pour inventer une « psychiatrie matérialiste » dont LAnti-dipe voulait fabriquer la logique en rompant avec le « tournant idéaliste » qua représenté dans la psychanalyse (et dès son début) le mythe dOedipe. Il ne sagissait pas de réconcilier Marx et Freud, comme ce fut le projet de Willem Reich (dont Deleuze et Guattari ne négligent pas pour autant lhéritage) qui voulait présider à une sorte de rencontre au sommet entre « sciences royales » : la science marxiste dialoguant, complétant la science freudienne. Pour Deleuze et Guattari, il sagit bien plutôt de faire trembler le freudisme sur ses bases grâce à Marx, et réciproquement. Mais il y a plus : ils interrogent aussi Marx grâce à Marx et Freud grâce à Freud. LOedipe est indigne de Freud, même sil est sans doute consubstantiel à linvention psychanalytique, tout comme les notions d « idéologie », d « aliénation », de « prise de conscience » sont indignes du Capital de Marx, sont des concepts exécrables. Ils vont prendre chez Marx des notions que lon pourrait dire un peu à labandon, ou dont ses héritiers nont jamais su trop quoi faire, comme le despotisme oriental (le mode de production asiatique) pour fabriquer de nouveaux outils danalyse. Cela va leur permettre dinstaller le surgissement de lÉtat, lUrstaat, au centre de leur livre alors que lon dit généralement quil sagit dun trou dans luvre de Marx. Avec lÉtat commence le régime de la dette infinie, de la culpabilité. Lécriture bureaucratique triomphe des précédents régimes dinscription sur le corps. « La voix ne chante plus, mais dicte, édicte ; la graphie ne danse plus et cesse danimer les corps, mais sécrit figée sur des tables, des pierres et des livres ; lil se met à lire ». Cest le début du « quest-ce que ça veut dire ? » qui remplace le « quest-ce que ça produit ? ». A lâge de la cruauté a succédé lâge de la terreur, avant que ne vienne le capitalisme, âge du cynisme. Oedipe, la plante horrible, peut commencer à pousser. Mais loin dêtre une notion qui explique, qui aide à comprendre ce qui nous est arrivé avec lÉtat despotique puis avec le capitalisme, cest une notion qui va avec eux, qui les accompagne, qui les aide même à sinstaller. Le seul vrai mythe qui correspondrait à ce que la capitalisme nous a fait, cest celui des zombis ! Oedipe accompagne la mauvaise conscience, la dette infinie. Deleuze et Guattari reconnaissent à D.H. Lawrence davoir compris très tôt cette « haine contre la vie, contre tout ce qui est libre, qui passe et qui coule ; luniverselle effusion de linstinct de mort, - la dépression, la culpabilité utilisée comme moyen de contagion, le baiser du vampire : nas-tu pas honte dêtre heureux ? prends mon exemple, je ne te lâcherai pas avant que tu dises aussi « cest ma faute », ô lignoble contagion des dépressifs, la névrose comme seule maladie, qui consiste à rendre les autres malades. » (p.320) |
|
Ils vont aussi prendre chez Antonin Artaud la notion de « corps sans organe » pour en faire un concept marxiste. Beaucoup de lecteurs ont trouvé cette notion difficile. Il faut se souvenir de ce que Deleuze dit dans son Abécédaire sur le pli. Il dit son plaisir davoir reçu des lettres de membres dune association de plieurs de papiers qui avaient été ravis de ce livre Le Pli. Avec le corps sans organe, on pourrait bien aussi prendre les choses aussi simplement. Le corps sans organe, cest dabord le capital. Puis, dans les sociétés précapitalistes, cest le corps du despote, ou cest le corps de la terre. Mais, avant cette généralisation, il est plus facile de commencer à comprendre le corps sans organe en le saisissant comme le capital tel que Marx en fait lanalyse. Il sagit dun concept qui nous aide à penser simultanément, dans le même plan dimmanence, ce que nous avons lhabitude de distinguer : infrastructure/superstructure, réalité/idéologie. |
Deleuze et Guattari |
Même sils ne cessent de se moquer de Freud, il y a aussi quelques passages de vraie tendresse pour sa tentative quand ils remarquent que la vocation première de la psychanalyse nétait pas de rajouter un code. Je ne crois quil y ait jamais eu chez Deleuze et Guattari lidée quils allaient réinventer la psychanalyse, quils seraient écoutés, quils allaient faire école. Cest peut-être là aussi que lon pourrait nous aussi assumer que leur livre est un livre obscène, au sens étymologique dobscenus qui signifie en latin de « mauvais augure » Et il est vrai que lorsque lon fait le bilan de cette mise à lépreuve de Freud par Marx, Freud en sort explosé, et parfois même ridiculisé. Marx, en revanche, sen sort toujours magnifiquement bien. On pourrait dire que les deux auteurs ont appris sur un nouveau mode à pouvoir être interpelés comme « marxistes ». Cest sans doute un effet sur eux même produit par lécriture de ce livre que jai envie de dire collectif tant il est peuplé avec les êtres les plus divers mis au travail dune manière telle, que cette mise au travail continue même après la disparition des deux auteurs. Plus encore que tous les livres écrits par Deleuze seul ou Guattari seul ou les deux ensembles, ce livre est une « machine désirante », donc pleine dimprudences dontcertaines seront corrigées dans Mille Plateaux qui se termine justement par un éloge du « faire attention » . Il fallait donc au plus vite oublier LAnti-Oedipe et il y avait sans doute plusieurs manières de le faire. Mais la pire a sans doute été celle des psychanalystes eux-mêmes qui ont considéré que les questions ouvertes étaient désormais fermées, que cétait en quelque sorte un livre « daté », un livre « dépassé ». On était prêt à reconnaître quil y avait eu des tentations réactionnaires, ou du conformisme, dans la psychanalyse. Deleuze et Guattari avaient sans doute eu raison même si cétait maladroitement de sy opposer. Mais tout cela a dès le début été présenté par les psychanalystes comme une histoire dépassée, une histoire sur laquelle il ne fallait pas revenir. Deleuze et Guattari remarquaient déjà cette sorte de naïveté quil y a chez les psychanalystes de gauche : « En réalité, ils ne savent pas ce quils font, ni quels mécanismes de répression ils servent, car leurs intentions sont souvent progressistes. » (p.367) On a envie de leur demander : et maintenant tout va bien ? Cest fini le familialisme que Deleuze et Guattari combattent, à la suite dailleurs de Michel Foucault ? Cest ce dernier qui avait amorcé le débat dans son Histoire de la folie en expliquant que la psychanalyse avait prolongé ce quil y avait de pire dans la psychiatrie du XIXème siècle : son familialisme. « La police avec nous ! jamais la psychanalyse na mieux montré son goût dappuyer le mouvement de la répression sociale et dy participer de toutes ses forces. ( ) Voyez le Dr Mendel, les Dr Stephane, létat de rage où ils entrent, et leur invocation littéralement policière, à lidée que quelquun prétende se soustraire à la souricière ddipe. dipe est comme ces choses qui deviennent dautant plus dangereuses que personne ny croit plus ; alors les flics sont là pour remplacer les grands-prêtres. » (p.96) Il suffit dobserver les débats de société, et le dernier en date est sur lhomoparentalité, pour constater le nombre de psychanalystes qui sexpriment comme des experts du champ social ou, pire, comme des experts auprès des tribunaux qui confirment : « oui, il est bien coupable, il a bien le profil dun violeur denfants » -, et qui vont plus loin que tout ce que Deleuze et Guattari avaient pu imaginer en transformant les propositions oedipiennes en malédiction (des homosexuels élèvent un enfant ? Cela produira un schizophrène à la troisième génération déclare savamment un psychanalyste sur un plateau de télévision !), sans que cela ne provoque beaucoup démotion dans leur communauté savante. Cest quand dipe quitte la scène analytique proprement dite, et permet au psychanalyste de devenir expert sur le devant de la scène médiatique, quil rayonne le plus et montre son caractère maléfique. Certains marxistes en ont rajouté une couche : le travail de Deleuze et Guattari doit être resitué dans son contexte, celui un peu délirant de laprès 68. Et cest ce contexte qui va permettre de rendre compte du mouvement didées. On arrive même à dire que certaines de leurs idées, comme celle de déterritorialisation, ont été une manière daider le capitalisme. Finalement, Deleuze et Guattari, ce nest pas si différent dHayek ! Cest quils nont pas de programme ! et quils lassument ! La réduction est évidemment misérable dans les deux cas. Ceux qui auraient du applaudir et tenter dinventer des manières de prolonger le travail de Deleuze et Guattari, renonçaient et rejoignaient la cohorte de tout ceux qui voudraient faire retomber la chape de plomb académique. La tâche que se donnent Deleuze et Guattari avec LAnti-dipe est immense. Ils vont proposer un patchwork de concepts qui vont traverser de multiples champs de connaissance. Je voudrais en réexaminer quelques uns avant dessayer de voir ce qui sest passé récemment dans le champ de la psychiatrie et de la psychanalyse qui nous permettraient de donner de nouvelles couleurs à ces concepts.
|
|
Le schizophrène Il y avait évidemment une manière de brouiller la division sociologie/psychologie dès le départ. Cétait de faire voyager les concepts dun champ dans lautre, comme si de rien nétait, sans avoir à sen justifier, comme si en ne reconnaissant pas cette division on pouvait alors faire cette libre expérience pour voir ce que cela produisait. Deleuze et Guattari utiliseront ainsi les notions de pervers, de paranoïaque et de schizophrène en dehors du champ strictement psychopathologiques où ils ont été inventés. Lidée de départ cest que la psychanalyse a mal débuté. Elle sest complètement organisée, à la fois conceptuellement et comme dispositif technique, autour de la névrose. Doù le divan, le cabinet du psy en ville (la psychanalyse inaugure la « psychiatrie de ville » à une époque où les psychiatres sont seulement dans les asiles, sous le nom daliénistes) qui sest « moulée sur la médecine bourgeoise la plus traditionnelle ». Cela triomphe avec dipe ou, il faudrait mieux dire, loedipianisation du champ psychologique et social par la psychanalyse. Le névrosé accepte assez bien de se couler dans le moule. Il na pas beaucoup les moyens de résister à ce forçage. Mais avec le schizophrène lopération « laisse tes machines désirantes à la porte, abandonne tes machines orphelines et célibataires, ton magnétophone et ton petit vélo, entre et laisse toi oedipianisé » (p.65) ça ne marche pas ! « Dis que cest dipe, sinon tauras une gifle » (p.54) ça ne marche pas ! Cest le père paranoïaque qui oedipianise lenfant avec la bénédiction du prêtre et du psychanalyste. Et derrière le père on voit se profiler, le patron, le chef, le curé, le flic, le soldat. Alors on peut lier le psychologique au social, le moléculaire au molaire sans avoir recours aux « vagues accusations sur le mode de vie moderne » (p.433) . Le schizophrène fait fuir le
système par tous les côtés. Il ne délire pas
sur papa-maman, mais il délire sur la guerre, sur les races, sur
le monde. Il fait sauter les petits arrangements entre amis moi-papa-maman
et le psychanalyste que le névrosé conforte. Le schizophrène
cest dabord linverse ddipe, cest celui
qui fait qudipe ne marche plus. Le schizophrène cest
celui qui « a porté ses flux jusque dans le désert
». dipe nous apprend la résignation ; il est le mécanisme
qui aide les machines sociales à réprimer les machines désirantes.
Il a transformé la psychanalyse en une machine de codage des flux
de désir en rabattant tout sur le triangle papa-maman et moi. Cest
un outil de dépolitisation. Le schizophrène cest ce
qui nest pas oedipianisable et jinsiste, pour le meilleur
et pour le pire. Il nous restitue le monde à la place de papa-maman
et moi. Le schizophrène est comme le révolutionnaire. Cest
celui qui dit : « Non, je ne suis pas des vôtres, je suis
le dehors et le déterritorialisé, je suis de race inférieure
de toute éternité,
je suis une bête, un nègre
». (p.125) Il y a évidemment un rapport entre le schizophrène et le capitalisme. Le capitalisme détruit tous les codes qui avaient été mis en place pour réguler les flux. Le schizophrène fuit aussi tous les codages. Mais le capitalisme est hanté simultanément par une sorte de nostalgie de lUrstaat, lEtat despotique. La figure du schizophrène représente donc une sorte de libération absolue de tous les codes alors que le capitalisme qui croyait pouvoir le faire fait, finalement, toujours linverse. Le schizophrène cest ce qui nous permet de comprendre que nous navons rien à voir avec le capitalisme, que cest même lennemi absolu. Le capitalisme est le pire des trois systèmes. Il a même réussi à transformer en « instinct ce qui est une production sociale historique.
|
Gilles Deleuze |
Lier le grand et le petit Faut-il partir du petit pour aller vers
le grand ou, à linverse, expliquer le petit par le grand,
dans le style « si les jeunes se droguent cest à cause
de la société » ? Ou encore : si les déprimés
se multiplient cest la « contrepartie » dune société
plus stressante, qui exige quelque chose de nouveau de la part des individus.
Gabriel Tarde sétait déjà moqué de cette
tentative dutiliser « la société » comme
facteur explicatif, alors que cest justement elle qui doit être
expliquée. Lantipsychiatrie a fait une erreur semblable ;
en renvoyant la folie à la société, elle sest
coulée dans un sociologisme impuissant. On voit bien sur cette question les
effets en miroir de la mise à lépreuve de Marx et
de Freud. Pour Freud, la notion essentielle est celle de « sublimation
». On sublime son énergie sexuelle pour entrer en société.
Cette affaire de sublimation comme proposition sociologique na évidemment
pas eu un grand avenir mais les psychanalystes lont courageusement
maintenu. Cela leur donne le droit de parler comme experts sur une multitude
de sujets qui ne relèvent pas de la psychologie, mais, par exemple,
du destin des grands hommes. Elle est tout simplement ridicule aux yeux
de Deleuze et Guattari. Mais il y a chez les marxistes une notion en miroir que Deleuze et Guattari considèrent comme une horreur : celle didéologie. Elle permet dexpliquer, en gros, pourquoi il ny a pas de coïncidence entre les classes sociales et leur intérêt. Pourquoi les classes opprimées peuvent réclamer plus doppression. « Pourquoi les hommes combattent-ils pour leur servitude ? ». Intérêt et désir peuvent se contrarier. Cest ici quà la notion de classe, Deleuze et Guattari ajoutent les notions de minorité et celles de groupe assujettis et de groupes sujets qui sont définis par leurs désirs. La notion didéologie est,
au cur du marxisme, une notion idéaliste. Car comment croire
que lidéologie pourrait être assez forte pour contrarier
les productions enracinées dans la production matérielle
? On pourrait dire que comme la également fait la psychanalyse,
la notion didéologie substitue une forme expressive à
une forme productive. Comme la psychanalyse, elle remplace lusine
par le théâtre. Elle fait léconomie de la nécessité
de penser simultanément le petit et le grand, ce que Deleuze et
Guattari appellent le moléculaire et le molaire. La notion de « flux » qui
sont codés de manière très différente selon
que lon soit sauvages, barbares ou civilisés est héritée
de Marx (flux de capitaux, flux de marchandises) mais elle est poussée
à ses limites de manière à englober les flux de désir,
les flux de sperme, de sang, de merde
les flux de connaissance et
les flux de conneries. Les flux sont généralisés
pour nous éviter davoir à utiliser des outils théoriques
contradictoires selon que lon sintéresse à des
phénomènes moléculaires ou à des phénomènes
molaires. Il ny a plus une infrastructure et une superstructure,
il ny a plus de symbolique et dimaginaire, mais une seule
infrastructure repeuplée de tout ce que les théoriciens
lavaient vidé. Pour Deleuze et Guattari, au départ il ny a ni lindividu (comme on les en a accusé en les faisant passer pour les chantres irresponsables des « révolutions moléculaires »), ni le social (dont il faut expliquer les modes de fabrication). Au début, il y a des machines. Et ces machines peuvent être sociales (Marx les a admirablement bien analysées) mais elles peuvent aussi être désirantes (et là le travail dinvention reste à faire en sauvant Freud de Freud) cest-à-dire des machines fonctionnant à la libido comme les machines sociales fonctionnent au travail. Mais il faut sauver Freud de Freud, car il a immédiatement annulé le caractère subversif de sa découverte avec trois notions : linstinct de mort, la castration, dipe. Ces notions ont joué dans la psychanalyse un rôle danti-production, comme il y a toujours une anti-production au sein même de la production capitaliste. Avec linstinct de mort, la psychanalyse a célébré ses noces avec le capitalisme. Tout est donc machine, fabrication,
production. Ce nest pas une métaphore. Et les machines désirantes
semboitent dans les machines sociales. Il faut en rendre compte
avec les mêmes mots, avec les mêmes outils. Il faut les penser
simultanément. Elles appartiennent toutes les deux à ce
que les marxistes appellent linfrastructure. On peut passer dune
face du socius à lautre : sur une face il y a les ensembles
molaires de production sociale, sur lautre il y a les multiplicités
moléculaires de production désirante. La seule différence
qui existe entre les machines sociales et les machines désirantes,
cest que les premières travaillent admirablement bien, que
leurs mécanismes de reproductions sont bien huilées, que
même les crises (comme la montré Marx) servent à
leur fonctionnement sans fin : laccumulation pour laccumulation,
la production de plus-value pour la production de plus-value. Elles fonctionnent
en susant et en transférant leur valeur. Le capitalisme a
remplacé les modes de codage des flux de marchandise et de plus-value
des sociétés précédentes (le despote détournait
ainsi la production à son profit) au profit dune axiomatique,
toujours réinventée, toujours redistribuant la même
double question : quest-ce que lEtat laisse faire au capitalisme
et quest ce que le capitalisme fait faire à lEtat ? Ce qui sépare les machines désirantes
des machines sociales, cest leur régime : alors que les machines
sociales tournent bien, les machines désirantes ratent toujours
: elles fonctionnent de manière détraquée. Si la notion didéologie
était impuissante à nous permettre de comprendre pourquoi
classes et intérêts ne correspondent que si rarement, cette
notion élargie de « production » et de « machine
» va nous permettre de penser, en plus des classes sociales, la
notion de groupes, quil sagisse de groupes sujets ou de groupes
assujettis. La question nest plus alors celle de la révolution dont les héritiers de Marx croient avoir hérité. La question devient celle des devenirs des minorités qui nont pas pour vocation de devenir majoritaires, la question des devenirs révolutionnaires et des manières dont elles peuvent être infiltrées par du contre-révolutionnaire, voire du fasciste. |
|
Vingt ans après Nous avons autant de raisons aujourdhui dêtre saisi de frayeur par le monde dans lequel nous vivons que de raisons de nous méfier des grandes déclarations définitives et apocalyptiques. Les voies pour passer entre cette frayeur et ce moyen autistique de se rassurer sont évidemment étroites. Elles passent par la création de groupes sujets.
Vingt après LAnti-dipe, un autre livre paraissait qui devait décider de ma carrière déditeur. Le Cur et la raison était également issu dune rencontre entre deux auteurs : la philosophe Isabelle Stengers et un psychanalyste pratiquant lhypnose, Léon Chertok. Dans les deux cas un même texte de Freud est particulièrement interrogé Analyse terminée et analyse interminable. Deleuze et Guattari font preuve ici de cette tendresse que jai évoquée au début de ce texte :
Ce sera pour eux le rôle de la schizo-analyse, dont la première tâche sera « détruire, détruire : la tâche de la schizo-analyse, passe par la destruction, tout un nettoyage, un curetage de linconscient. Détruire dipe, lillusion du moi, le fantoche du surmoi, la culpabilité, la loi, la castration » (p.371) .
|
|
Et ils montent le ton contre les psychanalystes partis, comme des missionnaires, à la conquête du monde. Ils trouveront dipe, « Alors oui, un cadre oedipien sesquisse pour les sauvages dépossédés : dipe de bidonville. ( ) dipe, cest quelque chose comme leuthanasie dans lethnocide. » (p.199)
|
Felix Guattari |
|
|
Renseignement : Ariane Poulantzas 01 42 47 17 95 apoulantzas@seuil.com |
|
Droits
de diffusion et de reproduction réservés © 2006, Recalcitrance.com
|