L’effet placebo n’existe pas !
 
par Philippe Pignarre
   

Un médicament efficace est un médicament qui se révèle plus puissant qu’un placebo dans une expérience dite en double insu, ou double aveugle : ni les patients ni les médecins ne savent qui prend le candidat-médicament et qui prend la substance inactive.

Nous avons là à un procédé d’une simplicité déconcertante qui pourrait peut-être permettre de passer au crible toutes les prétentions de soigner et de guérir quelles que soient leurs origines. Sont concernées, en premier lieu, les industries pharmaceutiques qui doivent désormais faire la preuve de l’efficacité de leurs molécules et voient leurs prétentions publicitaires jugulées en fonction des résultats obtenus, les anciens médicaments, les techniques thérapeutiques importées de pays où la culture médicale est différente, l’homéopathie, etc. La mauvaise foi n’est plus de mise.

Les essais contre placebo n’ont pas seulement permis de trier entre bons et mauvais médicaments. Ils permettent aussi de comprendre que l’on peut guérir même si on n’a pas pris un médicament efficace. On a vu apparaître au cours des essais cliniques des taux d’amélioration surprenants dans les groupes qui prenaient le placebo. Et cela n’est pas vrai seulement dans les pathologies mentales ou celles étiquetées "psychosomatiques", mais aussi dans les pathologies organiques. Dans les pathologies infectieuses, une amélioration, même si elle est passagère, survient fréquemment. On pourrait donc être en mesure de comprendre le succès des charlatans et de mieux les combattre : ils ont bénéficié, honnêtement ou malhonnêtement selon les cas, de ce qu’on appelle désormais "l’effet placebo". C’est ce pouvoir si puissant de la preuve que je voudrais examiner attentivement pour mieux en comprendre les ressorts mais aussi, éventuellement, les limites.

Nous appellerons " laboratoire " ce lieu où se mènent toutes ces études contre placebo mais aussi contre produits de référence, à la condition expresse qu'elles aient lieu en "double insu". C'est la structure du protocole, en double-insu, qui caractérise avant tout ce laboratoire et peut-être faut-il mieux l'appeler "laboratoire du double-insu" plutôt que "laboratoire de l'étude contre placebo", un nom que j'avais proposé précédemment. Cela permettra ainsi de mieux suivre une pratique (le protocole des études) et de ne pas s’engager dans une description qui, sans le savoir, s’éloigne des pratiques et pourrait bien être déjà trop abstraite, en reprenant à son compte la notion d’effet placebo.

Ce laboratoire recouvre approximativement les essais dits, techniquement et administrativement, de phase 1, 2, 3 et 4 qui ont désormais tous lieu en double insu.

Mais si nous parlons ici de " laboratoire ", c'est que nous voulons insister sur le fait qu'il s'agit d'une institution, d'une machinerie qui a des entrées et des sorties, qui ne fonctionne pas toute seule. Il faut l'alimenter avec des données en amont pour obtenir une production de résultats en aval. Mais quelles sont ces données ?

 

Quelques ingrédients

Pour faire fonctionner le laboratoire du double insu, il faut des " ingrédients". Ces ingrédients doivent être fabriqués. La réalité ne les fournit pas tout-faits. Prenons un exemple. Il y a encore peu de temps (encore à l’époque de nos arrières-grands-parents), on parlait des "fièvres". C’est seulement quand cette notion a été cassée au profit de la définition des pathologies modernes, toujours en cours de fragmentation/reformatage/modélisation, que l’on a disposé d’un ingrédient indispensable au fonctionnement du laboratoire du double insu.

On peut formuler cela autrement : il faut transformer les " patients " en " cas ". C'est une opération très compliquée ! Transformer les patients en cas, c’est considérer, à la suite d’examens très divers, qu’ils sont semblables entre eux et que l'on peut donc constituer deux ou trois groupes comparables (par exemple, et selon les nécessités du protocole : un produit de référence, un placebo, le candidat-médicament). C'est là que vous devez prendre une décision "négociée" avec les autres participants de la vie de ce laboratoire. A partir de quels indices, de quel niveau décidera-t-on que l'inclusion d'un patient est possible ou ne l’est pas ? Une discussion aura lieu car tout le monde sait que les résultats de l'étude dépendront pour beaucoup de ces critères d'inclusion comme de ce que l'on décide digne d'être mesuré au cours de l'étude et à sa fin.

Les patients deviennent comparables, mais seulement en certains de leurs aspects, qui sont forcément en nombre limité. Plus vous ajoutez de perspectives pour rendre vos groupes semblables, plus vous rendez votre étude rigoureuse mais plus aussi vous vous éloignez de sa faisabilité. C’est une question que les responsables d’études cliniques dans les laboratoires pharmaceutiques connaissent bien : le meilleur protocole possible risque toujours de rendre une étude impossible : en premier lieu parce qu'elle sera d'un coût financier insupportable ; en second lieu parce que les médecins expérimentateurs refuseront de remplir des tonnes de fiches par patient. Ainsi, est-ce souvent parce que les cahiers d'observation sont trop lourds à remplir que de magnifiques études sur le papier n'arrivent jamais à se conclure faute d'obtenir la participation d'un nombre suffisant de cliniciens, le recrutement du nombre de patients prévu. C’est pourquoi les protocoles des études cliniques diffèrent tant d’une étude à l’autre, y compris pour une même indication. Ils sont toujours négociés entre des acteurs aux intérêts distincts.

Toute l'histoire des études cliniques, depuis la streptomycine jusqu'à la vaste étude sur le diabète que les Américains avaient tenté de faire en 1970, se heurtent à ce type de problèmes, qui constituent la matière la plus intéressante pour comprendre ce qu'est la médecine moderne et la manière dont elle s'invente au travers des pratiques de ses acteurs. Ainsi un candidat antidépresseur a-t-il beaucoup moins de chance de " sortir " positivement d’une épreuve contre placebo qu’il y a vingt ans. Pourquoi ? Parce que le nombre de candidats médicaments dans cette indication est tel que, imperceptiblement, les critères de recrutement des patients sont moins exigeants quant à la gravité de la dépression. Et moins la dépression est grave, plus il est difficile de vaincre le placebo. Un même médicament pouvait donc franchir victorieusement cette étape dans certaines circonstances historiques, et ne plus passer la barre ensuite. C’est aussi la manière dont une pathologie est définie qui peut faire échouer l’étude clinique. C’est précisément l’hypothèse avancée pour expliquer l’échec, après nombre d’essais infructueux, de molécules candidates à l’opposition aux destructions neuronales pouvant résulter d’un accident vasculaire cérébral ou d’un traumatisme crânien. La pathologie n’avait sans doute pas été assez fractionnée en sous-types pour permettre de déceler une activité des candidats médicaments. Mais il faut ajouter qu’on ne connaissait pas le moyen de la fractionner.

Il faut bien reconnaître que les différents " cas " que l'on fait entrer dans ce " laboratoire " ne peuvent jamais être totalement semblables les uns avec les autres : ils ne le sont que sous certains aspects, dans certaines proportions. Les patients transformés en cas dans ce laboratoire ne deviennent pas des "clones". Nul ne peut affirmer qu’ils jouissent d’une égale capacité à guérir.

À observer les choses de cette manière, ce que l’on appelait " scientifique ", qui paraissait implacable et froid, d’un seul coup, devient chaud, rempli de débats, de discussions, de conflits, bref, de " social ".

Mais pour comprendre la spécificité de la médecine moderne, il faut encore ajouter un autre événement sans lequel le fonctionnement du laboratoire du double insu resterait impensable. Je parle de " la grande industrie capitaliste " et de " la chimie moderne " capables de mettre sur le marché des substances exactement semblables les unes aux autres. Si les pathologies étudiées doivent être semblables les unes aux autres pour constituer une série, il faut pouvoir mettre face à cette série, une autre série : celle de médicaments identiques les uns aux autres, tant en composition qu’en dosage.

 

Un enjeu historique

La nature technique et la nature sociale du laboratoire du double insu se nouent ensemble de manière particulièrement intéressante ; particulièrement redoutable, aussi. Il existe peut-être un contexte particulier en France, de ce point de vue, un contexte qui n'existe pas aux Etats-Unis, par exemple : les patrons des laboratoires français ont résisté le plus longtemps possible à la dictature du laboratoire du double insu. Les industriels du médicament étaient tous issus de l'arrière-boutique de l'officine, proposant un ou deux produits, ne disposant en aucune mesure de la surface financière et des moyens scientifiques et techniques de réaliser de telles études. À cette époque, le " double-insu " était synonyme de la percée des grands groupes étrangers concurrents, constitués sur des base bien différentes des entreprises familiales françaises, financièrement beaucoup plus solides, souvent extension de la grande industrie chimique.

La "gauche" médicale s'est donc historiquement constituée en opposition à l'idéologie réactionnaire de ces petits laboratoires officinaux qui défendaient leurs parts de marché en s'opposant au laboratoire du double insu, devenu une arme entre les mains de leurs dangereux concurrents. Ainsi une revue comme Prescrire , qui a beaucoup fait en France pour imposer des études cliniques rigoureuses, est encore vécue comme une revue " de gauche ". Cela surprend toujours beaucoup les Américains qui ont vécu une autre histoire. Là, les grandes revues scientifiques médicales – dites " à comité de lecture " – que nous n'avons jamais su créer solidement en France, constituent un tout autre modèle et ne sont pas vécues comme des revues " de gauche ".

Le laboratoire du double insu est le lieu où le progrès médical va s'hybrider avec le triomphe du capitalisme. Car le laboratoire du double insu ne se contente pas de remodeler les flux de production des médicaments, en éliminant les uns et en sélectionnant ceux qui ont triomphé de ses épreuves. Il remodèle dans le même temps les flux de rationalité et les flux de capitaux. Il permet en quelques années à une firme d'importance moyenne de faire partie des plus grosses sociétés au monde. Il fait baisser de moitié dans le même temps le cours d'une autre société en bourse. Lorsque les analystes financiers, pour juger de sa valeur, étudient une société pharmaceutique, c’est d’abord les produits en cours de développement dans ce laboratoire dont ils font la liste et l’analyse. Ils ont donné un nom particulier au laboratoire du double insu : le pipe-line. Là d’où provient l’énergie, l’alimentation.

On est là face à une difficulté. Il nous faut tenir l'analyse d’un bout à l’autre de la chaîne. Ne pas s’arrêter au mécanisme social, fabriquant du profit, à la dynamique des entreprises victorieuses et des entreprises défaites. Il faut également éviter de considérer ce laboratoire comme une simple machine à produire de la science. Ne pas croire non plus, enfin, que l'on pourrait aisément séparer le social du scientifique. A basculer dans le "ce n'est que scientifique" on va donner au laboratoire du double insu la possibilité de rendre compte de tout, de devenir le juge absolu de toutes les pratiques thérapeutiques. A n'en voir que l'aspect social, on tombera dans un "tout est social" relativiste et insupportablement ironique.

 

Le médicament que je mets au point est efficace indépendamment du médecin

Le laboratoire du double insu que nous venons de décrire en quelques traits a donc radicalement métamorphosé la médecine en quelques dizaines d'années : ce n'est plus dans la manière d'observer les patients comme ce fut le cas avec " la naissance de la clinique ", magnifiquement exposée par Michel Foucault. C'est aujourd’hui la figure du tiers, celle du " préparateur ", qui semble être devenue le cœur de l'invention, c’est vers elle que se tournent tous les regards. Cette figure du tiers, si discrète durant des siècles, triomphe aujourd’hui, recrutant les meilleurs spécialistes : chimistes, physiciens, biologistes… On pourrait d'ailleurs résumer d'une formule terrible sa nouvelle fonction : "Le médicament que je mets au point est efficace indépendamment du médecin". C'est la signification profonde du triomphe du double insu. Les historiens du médicament, comme Alain Touwaide, ont montré que lorsque l’on remonte loin dans l’Antiquité, jusqu’à Hérophile, avant Jésus-Christ, on trouve troujours une figure venant s’interposer entre patient et médecin. Selon Alain Touwaide, " c’est au moment où le médecin renonce à la magie ", qu’il confie la préparation des remèdes à un tiers. Comme si cette figure du tiers était là pour objectiver la relation médecin-patient, créant un point de référence objective, extérieure. Ce tiers vient précisément limiter " la magie ", la capacité d’influence du médecin – ou du moins, inscrire cette influence, cette " suggestion ", dans un objet fabriqué de ses mains. Il est certain que cette invention du tiers avec tout ce qu’il rend possible et tout ce qu’il interdit, va décider de l'avenir de la médecine occidentale. Cette triangulation originaire constitue le terreau sur lequel va germer le médicament moderne. La figure du tiers a emprunté des visages historiques variés : herboriste, préparateur, apothicaire, pharmacien et aujourd'hui industrie pharmaceutique. Elle a lontemps vécu tapie à l'ombre de la médecine : on ne la trouve quasiment jamais dans les grandes histoires de la médecine, sinon en quelques lignes, ici ou là. Cette figure s'est modernisée et s'est imposée comme l'acteur contemporain décisif. Aujourd’hui, cette figure a la capacité d'objectiver les pathologies, de leur conférer une existence abstraite, indépendante des patients. Elle dispose du pouvoir d’en assurer le transport le long des chaînes d'expériences les plus diverses : expériences sur récepteurs cellulaires, sur cellules, sur organes, sur animaux entiers. Il semble que l’on soit enfin parvenu, pourrait-on dire, sur une terre ferme, un monde où le pouvoir de la preuve est enfin devenu incontestable. Mais, là encore il ne faut pas généraliser trop vite et observer attentivement les pratiques des différents acteurs. On constate que cette figure du tiers, qui était finalement rassurante, se dédouble à son tour : ce ne sont pas les physiciens, les chimistes, les biologistes qui constituent le sol dur sur lequel s’épanouit la preuve. Il ne faut pas croire que l’on échappe si facilement à l’art de la clinique pour s’adosser sur les preuves scientifiques, habilement rassemblées par l’audacieuse figure du pharmacien devenue industrie. Les scientifiques que le tiers a mis à son service sont représentés dans le laboratoire du double insu, quoique simples " observateurs ". Ils vérifient que leurs hypothèses étaient les bonnes ou décident que leurs protocoles doivent être redéfinis, car insuffisamment – ou même parfois pas du tout – prédictifs. Alors quel est l’interlocuteur que l’on rencontre " in fine " ? C’est le statisticien ! Car lui n’a que faire des démonstrations biologiques, donc avec ce qui pourrait mériter le label du savoir scientifique. Le rapport entre médecine clinique et science expérimentale telle qu’elle est représentée dans la figure du chercheur ne va, en effet, pas de soi. On dit souvent que la médecine relève à la fois de l’art et de la science. En fait, la pratique clinique est reliée, articulée, pourrait-on dire, à la science, par la statistique. Et, dans l’univers du laboratoire du double insu, rien ne passe sans la statistique.

Cela signifie que les rapports existant entre les deux pratiques, celle des médecins d’un côté, celle des chercheurs des laboratoires de l’industrie pharmaceutique de l’autre, ne sont pas des rapports linéaires de diffusion. Les deux domaines entrent en contact par le biais de la statistique. La notion de double insu prend ainsi un sens nouveau : elle décrit au fond la complexe relation entre la figure du tiers et la figure du thérapeute. Rien de sérieux ne passe entre les deux qui ne soit filtré par le statisticien.

Toutes les tentatives pour essayer de construire, par exemple, ce qu'on a appelé "pharmacologie rationnelle", celle qui permettrait d'aller directement de la molécule à l'action thérapeutique, ont été défaites. Aujourd'hui quelle que soit l'origine savante d'un candidat médicament, il faut le soumettre à l'épreuve du double insu. Par exemple, bien des tentatives récentes de thérapeutique dite " génique " s'y sont cassées les dents. Les études en double insu n'ont pas tendance à voir leur importance diminuer face aux avancées de la biologie et maintenant de la génomique ; au contraire, elles se renforcent chaque jour davantage.

 

Nos médicaments

Le pouvoir du laboratoire du double insu et du statisticien me semble pouvoir être illustré à la lumière des grandes classes thérapeutiques que nous avons inventées depuis cinquante ans. Les études cliniques qui vont progressivement se généraliser en suivant la méthodologie du double insu, ont été inventées avec les antibiotiques, pour être plus précis avec la streptomycine. Ici, la guérison a pris une signification singulière. La notion d'effet placebo n’y serait que d’importance secondaire. Là, ce n'est pas vraiment au patient malade que l'on s'adresse, mais beaucoup plus directement à un autre être vivant qu’on décide de détruire en faisant le moins de dommages possibles à l'hôte. Les maladies infectieuses nous mettent face à du vivant dans du vivant. Le corps peut être pensé, dans ce cas, comme une simple extension de ce que l’on observait dans l'éprouvette du chercheur. Il va de soi qu’une telle dramaturgie ne saurait constituer un modèle général de la maladie et de la guérison. C'est aussi le cas de figure qui rend idéalement simple la fabrication des ingrédients permettant le fonctionnement du laboratoire du double insu :

• Des tests de laboratoire permettent d'objectiver la pathologie et de transformer des patients en " cas ".

• La figure du préparateur en sort grandie.

• Il dispose d'une terre ferme sur laquelle exercer sa compétence et recruter d'autres spécialistes qu'il mettra à son service.

• La maladie peut être isolée dans son aspect "vivant dans du vivant" et faire l'objet de manipulations hors du corps humain, transiter le long des chaînes d'expérimentation sur cellules, organes en culture, animaux entiers vivants.

On peut distinguer une deuxième classe de médicaments, ceux destinés à traiter toutes ces pathologies où un mécanisme biologique ne fonctionne plus à son rythme habituel (allergie, hypertension, cancer, etc.). Il y a évidemment des points d'intersection entre ce nouvel ensemble et le précédent, comme on peut l’observer dans le cas de l'ulcère gastro-duodénal. Là encore nous pouvons isoler un mécanisme reproductible à l'extérieur du corps humain et pouvant se constituer en point de référence extérieur fiable, justifiant le travail du préparateur. Là encore le modèle de la maladie permet la recherche de médicaments par des méthodes de triage de vastes séries de substances selon la manière dont elles s’entre-capturent avec des mécanismes biologiques cultivés de manière isolée de l’ensemble d’un corps vivant.

Enfin, on sait qu'il existe une troisième classe de médicaments, sur laquelle je ne m'étendrai pas ici mais qui n'ont jamais réussi à se stabiliser en fonction d'un point de référence extérieur. Ce sont des médicaments que j’appelerai auto-référencés. Je parle évidemment des psychotropes. Ils pénètrent dans la relation médecin-malade par effraction (on parle toujours de "hasard" pour expliquer la naissance de chaque lignée et rendre compte de ce que, pour ma part, je préfère appeler une effraction). C'est le consensus social des psychiatres qui détermine les règles de transformation des patients en " cas ". Les psychiatres américains le savent bien qui donnent des numéros aux versions successives et datées de l’outil principal permettant cette transformation : le DSM.

Le laboratoire du double insu apparaît ainsi comme le carrefour où s'inventent les médicaments modernes, que l'on peut classer en fonction même des ingrédients qui lui permettent de fonctionner. L'origine des médicaments importe finalement assez peu : plantes, séries chimiques toujours transformables, protéines, tout est possible ! Le laboratoire du double insu permet de mettre à l'épreuve les hypothèses les plus inattendues. Il a remodelé tout son aval, ce qu'on appelle généralement la recherche pour le distinguer du développement. On voit ici sa puissance de production alors que la démonstration qu'il nous permet est toujours des plus limitées : il nous dit seulement "ça marche" ou "ça ne marche pas". Pourtant, il n'est en général pas capable de vérifier ou de démentir une hypothèse biologique au sens fort du terme, ce qui nous montre encore une fois, que c’est un lieu où s’impose le statisticien. C’est ailleurs que dans ce laboratoire que la biologie cherchera ses preuves et ses arguments.

 

L’effet placebo

Ce n’est qu’après avoir pris connaissance de ce dispositif que l’on peut rendre compte de ce qu’on a appelé " effet placebo ". Cette formule qui nous semble aujourd’hui aller de soi, est bien née avec le laboratoire du double insu. Le Littré de 1886, oeuvre d’un médecin, ne contient pas le mot placebo . La formule est contemporaine. Son histoire est brève, moins de 50 ans ; elle date de l'invention des études cliniques après la Seconde Guerre mondiale.

L'effet placebo est une tentative de constituer de manière incontestable une sorte de " degré zéro ", pourtant empiriquement construit, permettant de juger un candidat-médicament. En vérité, on appelle effet placebo une série entassée de mécanismes baroques non contrôlés : améliorations ou guérisons spontanées, modifications des patients indépendamment de toute action chimique/biologique directement observable, sentiment subjectif – et peut-être illusoire – d'amélioration, partagée ou non par le médecin, etc. C'est l'entassement de ces phénomènes communs qui est magnifié et réifié sous le nom d'effet placebo. Sitôt nommé, il est rendu inanalysable. Car dans ce laboratoire on ne cherche jamais à définir, à comprendre ce qu'est cet effet, comme on ne cherche jamais à vérifier ou à démentir une hypothèse biologique en tant qu'hypothèse scientifique. On veut seulement savoir si "ça marche" ou "si ça ne marche pas" – quelles qu'en soient les raisons.

Remarquons que cette notion d'effet placebo est profondément dépendante de la dissymétrie de la relation médecin/malade. En effet, seuls les médecins l'emploient ; les patients chercheront toujours une raison plus intéressante à cette guérison que leur médecin n'a pu expliquer autrement. Remarquons aussi le caractère gênant de ce quasi-compliment que les médecins s'adressent du même coup à eux-mêmes – placebo , "je plairai (au docteur)". Mais est-ce si certain qu’ils guérissent pour plaire au docteur, lui qui est parfois si fâché de les voir guérir hors la médecine? La notion d’effet placebo manque décidément de modestie. Ce que voulaient nous transmettre ce groupe de médecins américains au moment de la guerre, ce n'était donc pas une justification d'arrogance mais une leçon de modestie. ils voulaient nous attirer l’attention sur l'impuissance de la biologie scientifique à prévoir les événements médicaux ; nous montrer la nécessité de se soumettre à l'épreuve la plus empirique qui soit, certes rigoureuse, mais qui ne mérite pas pour autant le nom de science, l’adjectif scientifique.

Quand nous parlons d’effet placebo , nous décrivons un système de contraintes très particulier dans lequel est mis le patient participant à une étude en double insu. Et ce système de contraintes, sociales, peut être évidemment analysé aussi en termes psychologiques, mais ce n’est peut-être pas l’analyse la plus intéressante. On sait qu’elle a débouché sur une impasse : on n’a jamais réussi à déterminer de manière rigoureuse ce qu’était le profit psychologique d’un patient-répondeur ou d’un médecin inducteur d’effet placebo . Selon les circonstances, la pathologie, un tel qui était " placebo-répondeur " ne l’est plus lors de l’expérience suivante. Il est certain qu’il ne s’agit pas d’un " profil psychologique ".

L’effet placebo , c’est d’abord la manière dont on reçoit des patients, dont on dit leur maladie, dont on les recrute pour une étude, dont on leur demande leur accord écrit, dont on leur prescrit un médicament sans nom et sans références connues – en bref : la manière dont on les enferme dans un système de contraintes particulièrement fort et original. Supprimez ces éléments qui définissent la contrainte particulière dans laquelle est mise le patient (le thérapeute aussi d’ailleurs, ce qui fait que la contrainte ne laisse pas apparaître sa singularité et son artificialité) et vous arrêtez immédiatement de le modifier. Tous les experts des études cliniques savent que les taux de guérison et d’amélioration sont beaucoup plus faibles quand on quitte le laboratoire du double insu. C’est le contraire qui aurait été surprenant. C’est pourtant ce que l’interprétation psychologique ne permet pas de comprendre.

 

Qu’est-ce que guérir, alors ?

De ce point de vue, l’utilisation d’une substance chimique biologiquement active n'est qu’un cas particulier parmi d’autres pour modifier quelqu’un. Certes, il s’agit d’un moyen très radical, mais il ne résume pas à lui seul tous les moyens de contrainte potentiellement efficaces. On dit souvent que l’on compare un candidat médicament à un placebo. La formule est évidemment trop rapide, trompeuse, car on fait subir au groupe de patients prenant le candidat médicament le même système de contraintes " baroques ", porteurs de modifications. À cecci près que ces contraintes sont cette fois potentialisés par une contrainte chimique. On ne peut non plus prétendre qu’il s’agit d’un simple ajout. Dans les deux groupes l’effet placebo n’est pas nécessairement d’une force égale. Mais comment mesurer la différence entre deux effet placebo si elle existe. Si l’on veut à tout prix conserver la notion, on devrait définir le médicament moderne comme l’agencement d’un marqueur biologique et d’un effet placebo . La spécificité de la médecine occidentale, serait le choix du tout-biologique, la tentative d’épurer toujours plus l’action chimique/biologique, de la distinguer, toujours plus finement des modifications obtenues par d’autres moyens.

Avoir une action thérapeutique sur quelqu’un c’est le modifier, comme la maladie l’a modifié. Or, pour modifier quelqu’un, il faut l’inscrire dans un nouveau système de contraintes. J’emploie ce mot de contraintes, très général, en pensant aussi à d’autres formules, par exemple celle employée par Daniel Stern " d’interactions comportementales manifestes". Il l’utilise pour comprendre à travers quelles expériences avec son entourage (sa mère, son père,etc.), un bébé peut devenir un petit homme ou au contraire être incapable d’y accéder et devenir ce qu’on appelle un malade mental. Il n’est pas utile d’avoir une théorie du corps et de l’esprit pour saisir les enjeux des modifications à vocation thérapeutique. En ce sens, impressionner une personne (en la terrorisant par exemple), pourra être réduit à de la psychologie dans une analyse, et réduit à une modification de flux de catécholamines ou d’hormones dans une autre. Quand nous parlons de modifications, nous ne cherchons pas à classer ce type d’effets les uns par rapport aux autres ; nous considérons qu’ils existent les uns et les autres.

Il ne viendrait à personne de sensé de dire que tous les marqueurs chimiques/biologiques que nous utilisons se valent. De la même manière, il serait absurde de penser que tous les systèmes de contraintes dans lesquels on peut mettre des patients pour les modifier, se vaudraient, et pourraient donc être regroupés sous un seul nom général, celui d’effet placebo.

En tant que tel, hors du laboratoire du double insu, l'effet placebo n'existe pas ! C'est une facilité de langage pour décrire ce que l’on pourrait appeler " l’angle mort " de la médecine moderne. L'analyse des pratiques nécessite de la patience avant de trancher, de hiérarchiser les effets. L'effet placebo est une notion impatiente qui se révèle à l'usage plutôt un obstacle à la compréhension tant de la médecine moderne que des autres formes de médecine, comme par exemple les médecines traditionnelles. Elle remplace l'anthropologie nécessaire par un raccourci destructeur de tout intérêt. Je ne connais aucun travail anthropologique ou historique sur les médecines qui ait pu tirer un quelconque profit de cette notion ; aucun qui ne se soit fourvoyé en faisant appel à elle.

En dehors du laboratoire du double insu dont nous avons vu les spécificités, l'étrangeté mais aussi le caractère général, l'utilisation de formules (et je pense évidemment au fameux "tout ça, mon cher, c’est l’effet placebo ! ") ne relève certes pas de l’évidence. Il ne va pas de soi, de ne pas écouter l’histoire personnelle d’un patient, de ne pas la prendre en compte dans l’élaboration d’un traitement, hors d’une expérimentation. De la même manière, exporter hors du laboratoire du double insu la formule "c'est l'effet placebo" ne peut d’ores et déjà apparaître que comme ce que j’appellerai une " métaphore " inopérante, visant seulement à impressionner les publics non avertis. "Ce devant quoi vous vous ébahissez, mon cher, nous est bien connu ; c’est l’effet placebo !" – autrement dit : ce n’est rien ! À cette simplification, à cette paresse de la pensée, nous voulons opposer une démarche exigeante capable d’abord de rendre compte de la manière dont s’invente la médecine moderne et ensuite de s’intéresser aussi aux autres – et cela en se débarrassant de l’arrogance habituelle vis à vis des autres.

 

Hypothèses

Je voudrais maintenant proposer quelques hypothèses prudentes sur les médecines non-modernes, non parce que je les aurais particulièrement étudiées ou que je disposerais d’une quelconque autorité en la matière, mais pour essayer de montrer que de nouvelles voies de compréhension sont possibles et pourraient être plus fructueuses que les dénonciations aussi répétitives qu’inutiles. Je dois préciser que je ne suis ni un utilisateur ni un connaisseur en homéopathie ; je n’en parlerai donc pas. Ce qui m’a attiré l’attention, ce sont les techniques utilisées par les thérapeutes du Centre Georges Devereux, sous la houlette de Tobie Nathan. Mais, après tout, elles sont souvent l’objet des mêmes accusations de charlatanerie.

On sait que toutes les médecines n'autorisent pas la fabrication de " cas ", c'est-à-dire la possibilité d'abstraire les pathologies et de les considérer dans leur ressemblance, indépendamment des patients. C’est, en premier lieu, le cas de la psychanalyse freudienne. La pathologie étant en principe liée à l’histoire individuelle, la notion de " sujet " vient bloquer le passage du patient au cas. On comprend ainsi pourquoi les psychiatres d’inspiration psychanalytique s’opposent aussi violemment à des outils comme le DSM qui ont pour première utilité de fournir ce que j’appelais plus haut des ingrédients au laboratoire du double insu, quand il s’agit ici de tester des psychotropes. On pourrait prendre un exemple différent qui ne relève pas de la nature de la technique de soins utilisés mais de la pathologie elle-même : je pense à l’épidémie de personnalités multiples aux Etats-Unis. Une des caractéristiques de ce trouble est de rendre inséparable pathologie et histoire individuelle, quitte à ce que celle-ci soit refabriquée par le patient avec l’aide du thérapeute. C’est cela même qui constitue le point de consistance de ce trouble. L’étiologie de la maladie (des violences, le plus souvent sexuelles, subies durant l’enfance) ne peut jamais être mis entre parenthèses au profit d’une abstraction des symptômes regroupés en syndrome. Et les " guide-lines " officiels de la psychiatrie américaine reconnaissent que ce trouble ne peut pas être soigné avec des médicaments, seulement avec une psychothérapie. Tout cela a en commun de ne pas pouvoir être décomposé en ingrédients susceptibles d’alimenter le laboratoire du double insu. Une partie de l’homéopathie relève du même modèle d’indissociabilité. En ce sens, elle a des points communs avec la plupart des médecines traditionnelles, comme par exemple la médecine ayurvédique indienne.

Remarquons d’abord que ce ne sont pas les patients qui réclament ce type de médecine. Ce sont les médecins qui les adoptent, les proposent et constituent une clientèle spécifique. La manière de résister au laboratoire du double insu et à la concentration des pouvoirs de rationalité dans les mains du tiers-pharmacien, ou plutôt du statisticien, peut consister à adopter une telle vision de la maladie comme faisant corps de manière spécifique avec chaque patient. Les médecins occidentaux disposent d’un vaste stock de possibilités pour le faire. Il ne faut pas ici confondre ces médecines telles qu’elles se sont inventées au cours de millénaires (que l’on pense à la médecine ayurvédique sanskrite, à la médecine chinoise ou à différentes médecines africaines non écrites) et telles qu’elles sont reconstruites/réinventées par les médecins occidentaux qui créent une nouvelle offre de soins – comme un moyen d’auto-défense du corps médical face au tiers. Il ne s’agit pas ici de dévaloriser ces emprunts : il s’agit seulement de préciser que les choses ne seront pas superposables même si elles peuvent constituer in fine un moyen de s’intéresser aux autres. On sait que le débat n’est pas tellement aujourd’hui entre médecins et charlatans non-médecins, mais entre médecins eux-mêmes.

Il peut être tentant de distinguer ici entre médecine moderne, médecine du " double-insu " et médecines que l’on pourrait appeler du " de visu ". En se définissant comme appartenant à la médecine (mais elle l’a fait sous la pression de la médecine académique pour éviter les poursuites judiciaires pour exercice illégal de la médecine), l’homéopathie a pris un risque, que Freud a su éviter avec génie pour la psychanalyse : celui d’être obligé de se redéfinir en permanence en fonction des rythmes de redéfinition de la médecine dont elle n’est devenue qu’un sous-secteur. En permettant l’analyse profane, Freud sauvait la psychanalyse des successives redéfinitions médicales et l’installait dans un ailleurs où elle ne "s’autorisait plus que d’elle-même", le rapport de forces permettant d’échapper aux poursuites pour exercice illégal de la médecine. En revanche, depuis que la médecine est une médecine du double insu, on exige que l’homéopathie le devienne aussi. On a ainsi assisté à une scission de l’homéopathie en écoles rivales, dont une (les unicistes) nie la pertinence des études cliniques. L’homéopathie a été ainsi amenée à tenter de redéfinir ses remèdes comme des médicaments. Pour ma part, je pense qu’elle risque de s’y casser les dents. Une autre histoire aurait peut-être été possible. L’homéopathie aurait très bien pu se définir comme un sous-secteur de la psychologie, une psychologie sachant manipuler des objets thérapeutiques spécifiques. C’était évidemment un choix difficile, mais qui lui aurait permis d’éviter de présenter ses remèdes comme des médicaments. Elle survivrait peut-être mieux au milieu de toutes les techniques psychothérapeutiques (elles sont, paraît-il, plus de 300).

Pour conclure, je voudrai rappeler la nécessité pour la médecine moderne à laquelle j’appartiens corps et âme, de savoir rendre hommage aux médecines populaires, aux savoirs des sorciers et des sorcières. Il est frappant de constater que dans les pays anglo-saxons où l’histoire de la médecine n’est pas principalement œuvre de médecins, comme en France, mais d’historiens dont c’est la profession, on rend toujours cet hommage. La médecine moderne s’est redéfinie avec le laboratoire du double insu comme une médecine où triomphe l’empirisme. On a appelé jusqu’à la fin du XVIIIème siècle les charlatans, des " empiriques ". Nous sommes donc peut-être un peu leurs héritiers, du moins dans notre intérêt pour les choses et les faits. Ils nous ont appris l’utilisation des plantes, et connaissaient le pouvoir antibactérien des moisissures. La première chimie médicale, celle de Paracelse est née au moment de la grande révolte des paysans en Allemagne et était une contestation ouverte de la médecine académique. C’était alors une forme de charlatanisme. Nous en sommes aussi les héritiers. Enfin, la psychothérapie qui nait avec le traitement moral de Pinel est héritière des charlatans et des religieux. La psychiatrie dynamique, la psychanalyse, sont héritiers du mesmérisme et, à travers lui, des pratiques des exorcistes religieux. Finalement on pourrait dire de manière un peu provocatrice, que lorsque la médecine est vraiment moderne et inventive, c’est lorsqu’elle sait redeveni empirique, c’est-à-dire à nouveau digne des savoirs populaires.

Tout cela doit nous appeler à plus de modestie. Comme les expériences qui ont mis en évidence ce qu'on a appelé effet placebo sont aussi, paradoxalement, une extraordinaire leçon de modestie : nous ignorons tout de ce qui se passe entre un corps humain et une substance étrangère tant qu'on ne l'a pas testée réellement. Aucune science biologique ou chimique n’a encore su nous l’apprendre. Pour reprendre la formule de Spinoza, nous ne savons toujours pas de quoi un corps est capable,.

 

Philippe Pignarre